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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

la loi du progrès, parce qu’on ne voit pas pourquoi l’évolution régressive ne finirait pas par l’emporter sur l’évolution progressive[1].

Cette conclusion n’est en rien contraire à la logique. Je me demande si, en fait, elle est exacte. L’évolution régressive, comme la disparition des espèces, n’est qu’un accident. Si la taupe s’est enfoncée dans la terre pour y chercher sa proie, c’est que, sans doute, un jour est arrivé où elle a rencontré au-dessus du sol des espèces concurrentes qui, plus fortes, plus agiles ou plus rusées, menaçaient de la réduire à la famine. De sorte que sa dégradation, à elle, est plus que compensée par le perfectionnement de ses rivales.

Je crois au progrès, ou, si l’on veut, à la prépondérance de l’évolution progressive. L’histoire est là d’ailleurs qui vient prêter son témoignage à l’appui de la thèse dont je prends la défense. Les nations naissent, grandissent, déclinent et meurent ; mais l’humanité, prise dans son ensemble, marche toujours en avant. Le xviie siècle vaut mieux que le xvie et ne vaut pas le xviiie, qui, lui, est surpassé par le xixe.

Et puis, l’ajouterai-je ? sans la foi au progrès, l’univers est inexplicable. Nous ne pouvons concevoir son existence actuelle sans placer l’intelligence et la volonté à son origine. Quelle pourrait donc être sa fin ? l’anéantissement de ces deux facultés qui lui donnent sa raison d’être ? Il deviendrait exclusivement matériel ? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? De plus, le savoir atteindrait un jour son apogée pour ensuite décroître ! Non seulement il serait fini, mais il serait d’avance voué au néant ! Or, ce qui est vrai de notre système planétaire s’applique évidemment aux autres systèmes qui peuplent l’espace. Partout la science serait bornée et destinée à la destruction ! Il y aurait donc des choses, venues on ne sait d’où, des lois dictées on ne sait par qui ou par quoi, et dont la connaissance serait à tout jamais interdite ! Ce scepticisme désespérant est, au fond, des plus orgueilleux. L’homme commence par reconnaître modestement que son savoir est limité, mais il impose ses propres limites au reste du monde.

Voyons donc s’il est possible de défendre la loi du progrès,

Quelle est la condition du progrès ? Ce n’est pas l’adaptation au milieu. Quand la taupe s’accommode à une vie souterraine, certes, il en résulte pour elle certains avantages, comme lorsqu’un animal errant se fait parasite. Mais cette accommodation se traduisant par une perte d’organe, il y a, tout bien compté, dégénérescence. Des organes devenus inutiles s’atrophient, mais leur disparition n’en constitue pas moins un déchet, une rétrogradation.

  1. Voir Ribot, l’Hérédité psychologique, 2e éd., p. 265 et suiv.