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cependant des philosophes voudraient nous inspirer dé l’amour, est-elle fondée dans la nature des choses. Peut-être uni examen plus rigoureux de l’essence de la force et de la pensée nous ferait-il puiser des motifs de courage, de consolation et d’orgueil dans ce qui semble bien propre à nous pénétrer de terreur, de désespoir et d’humiliation. »

C’est à cet examen que je vais me livrer.

Dans mon article sur Une loi mathématique applicable à la théorie du transformisme[1], j’ai démontré qu’une cause diversifiante, c’est-à-dire qui tend à éloigner les êtres d’un type fixe, finit toujours, si faible qu’on la suppose, par l’emporter sur les causes qui poussent eu maintien de ce type et, partant, à l’uniformité, quelque puissantes qu’elles puissent être. Ainsi, en exagérant les chiffres, admettons que la loi d’accroissement d’une espèce veuille que chaque couple engendre un million d’individus. Supposons maintenant qu’en vertu d’une cause permanente il y en ait toujours nécessairement un qui diffère de ses parents, d’une manière déterminée, en bien ou en ma} ; je dis que l’on peut toujours assigner un nombre de générations au bout duquel la totalité des individus variés dépassera celle des individus inaltérés[2].

Discutant les conséquences à tirer de cette loi, j’ai fait voir que le mot évolution, pris dans le sens qu’on lui donne d’habitude, ne signifie pas la même chose que progrès, puisqu’on parle d’évolution régressive<ref>Dans l’ouvrage précité, p. 47, M. Murphy fait remarquer avec justesse que le terme évolution, qui après tout signifie développement, est mal choisi, le mot propre serait différenciation./ref>. Cette terminologie ne laisse pas que de présenter certains inconvénients, et elle est de nature à jeter de la confusion dans les esprits. Quand on dit que c’est par évolution que de la tache pigmentaire des infusoires est issu l’œil du condor, et que c’est aussi par évolution que la taupe est devenue aveugle, on met évidemment sur le même rang des phénomènes d’ordre inverse. En cela on a tort. Qu’en résulte-t-il ? C’est que l’on peut se sentir entraîné à nier

  1. Revue scientifique, 13 janvier 1977. Voir aussi, dans le no du 10 février, un article de M. Giart, professeur à la Faculté des sciences dé Lille, sur la même question.
  2. Cette loi incontestable est de la dernière importance. Dans la préface mise par M. Giart en tête des Éléments d’anatomie comparée de Huxley, traduits par Darin, elle figure sous mon nom à côté des lois de Malthus et de Lamarck. Dans la deuxième édition de son livre sur l’Habitude et l’Intelligence (Londres, 1879, p. 241 sqq.) M. John Murphy lui donne, en ce qui concerne la tendance des variations à s’établir elles-mêmes, une importance égale à celle de la loi de Darwin sur la sélection naturelle. Sans elle, un grand nombre de phénomènes évolutionnels restent inexplicables. J’en ai cité plusieurs exemples..M. Giart, dans l’article précité, en a rapporté de tout à fait concluants.