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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

cieuses et incomplètes de quelques-uns des états, jugés imparfaits, par où a passé l’œuvre de l’ouvrier, amoindrissent de jour en jour l’importance de leur développement fugitif et raccourcissent le temps de leur apparition. Après quelques années, cet œuf est devenu un être intelligent, sachant beaucoup plus de choses qu’Aristote et Pline.

S’il était encore permis, à la façon de Lucrèce, de personnifier la Nature, je dirais volontiers que, dans la folie de la jeunesse, ivre des richesses mises en sa main et qu’elle devait croire inépuisables, elle enfanta tous les jours de nouveaux plans qui frappaient plus par la grandeur que par la grâce, et bâtit à profusion de ces monstres informes et colossaux qui portaient partout la dévastation. Prodiges malheureux et destinés à un anéantissement plus ou moins rapide ! Mais le trésor a diminué à vue d’œil, l’âge est venu, et avec lui l’expérience et la parcimonie. La terre refusa de souscrire aux exigences de ses voraces habitants, et la Nature se vit contrainte de modifier ses produits ; elle se perfectionna la main et fabriqua des êtres sur une moindre échelle, plus modérés dans leurs appétits. Cependant que d’espèces sont destinées à disparaître encore ! Toutes celles qui ne se plient pas aux besoins de l’homme ou qui lui font concurrence sont de sa part l’objet d’une lutte acharnée dont l’issue n’est pas douteuse, Ce qui lui assure le sceptre sur les animaux, c’est la multiplicité de ses ressources, c’est sa ruse, sa patience, sa ténacité, et surtout l’art d’obtenir de grands effets avec de légers efforts. Ses ennemis les plus redoutables sont aujourd’hui les plus petits ; mais il ne se désespère pas, il veut en venir à bout. Ils luttent par le nombre et l’exiguïté, il saura subtiliser et disperser ses moyens de destruction.

C’est ainsi qu’aux espèces brutales, s’il est permis toutefois de leur donner cette qualification, se substituent peu à peu des espèces d’une intelligence raffinée. Le monde se meut vers la pensée. C’est la liberté qui est le grand artisan de cette substitution. Chaque {vis qu’il en fait usage, l’animal, comme l’homme, se perfectionne ou dégénère. La délibération, fille de l’expérience, permet à celui qui délibère, de choisir son moment pour agir. Suivant que le moment choisi est opportun ou inopportun, il en résulte pour lui une amélioration ou une dégénération de son être. Le chat qui manque sa souris, perd de la confiance en son adresse et en devient plus maladroit. C’est une observation que chacun a pu faire cent fois sur lui-même. Le nageur qui a failli se noyer n’a plus de hardiesse, Coupeau, après sa chute, n’osait plus grimper sur les toits. Mais, si