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la maladresse l’affaiblit et l’abaisse, la réussite le renforce, l’élève et lui prépare de nouveaux succès dans l’avenir.

L’important pour l’être libre, c’est de se mettre en mouvement à l’instant propice. Ceux-là sont réputés grands hommes d’État, grands capitaines, grands inventeurs, grands savants, grands réformateurs, qui arrivent à leur heure et dans leur tem C’est là un fait que l’histoire enregistre à chaque page. La définition de la liberté nous en donne la raison. L’action de ceux qui ont devancé leur époque a été bien souvent stérile. Est-ce bien à Lamarck que nous devons Darwin ? Schmerling, qui le premier découvrit l’homme antédiluvien dans les cavernes d’Engis, et osa le faire contemporain des espèces détruites dont les ossements étaient mêlés avec ceux de son squelette, est à peine connu en dehors du pays qui l’a vu à l’œuvre et qui possède ses collections. Pendant un quart de siècle, les professeurs de l’université de Liège, ses collègues, ne firent nulle attention à ses découvertes. C’est qu’alors le nom de Cuvier rejetait dans l’ombre les noms de ses rivaux qui ne brillaient pas du plus vif éclat.

L’organisme est une espèce de mécanisme ; on ne peut pas en disconvenir. Mais, comme tout mécanisme du reste, il est l’œuvre de l’intelligence et de la liberté. Les individus ont travaillé tour à tour à perfectionner leurs sens et leurs organes, et ils ont transmis en héritage à leur descendance les résultats de leurs travaux. Les organismes que nous avons aujourd’hui sous les yeux, sont donc des produits manufacturés par l’intelligence et la liberté. Non seulement les êtres libres façonnent à leur usage la matière terrestre, mais ils sont, peut-on dire, leurs propres auteurs. Ils se sont créés eux-mêmes. Telle est la puissance de cet outil que le temps met à la disposition des êtres libres. Bien ou mal manié, il fait prospérer l’ouvrier ou le conduit à sa ruine.

Dans les luttes de la vie, comme dans les luttes industrielles, la victoire est à celui qui livre les meilleurs produits à meilleur marché, à celui, par conséquent, qui réalise le plus d’économie dans la fabrication. C’est déjà bien beau que d’avoir l’idée, pour traverser les flots, de creuser un tronc d’arbre qu’on guidera à grand renfort de rames. Celui qui inventa le gouvernail et la voilure et à qui il suffisait d’un effort sur une barre ou sur une corde pour être conduit où il lui plaisait a, par son ingénieuse combinaison, réduit considérablement l’emploi de la force musculaire. Enfin quelqu’un trouva la machine à vapeur, et il opéra une nouvelle réduction dans la dépense de force. Des marteaux-pilons de cinquante mille kilos se manœuvrent avec une telle précision qu’on peut leur faire toucher un œuf sans le