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celle de Denain, ni Napoléon celles de Marengo, d’Eylau, d’Eckmühl ou de Wagram.

Les grands écrivains, les grands artistes ne sont ni plus isolés ni plus dénués d’encouragements et de secours. Les résultats de la critique littéraire sont aussi décisifs sur ce point que ceux de la critique historique. On peut prendre au hasard. « Les femmes du xviie siècle, dit Sainte-Beuve, n’ont qu’à le vouloir pour écrire avec un charme infini : elles ont tontes le don de l’expression ; et Mme de Sévigné n’est que la première dans une élite nombreuse. » « Lorsqu’une civilisation nouvelle, dit M. Taine, amène un art nouveau à la lumière, il y a dix hommes de talent qui expriment à demi l’idée publique, autour d’un ou deux hommes de génie qui l’expriment tout à fait : Guilhem de Castro, Pérès de Montalvan, Tirso de Molina, Ruys de Alarcon, Augustin Moreto, autour de Calderon et de Lope de Véga ; Crayer, Van Dyck, Van Oost, Rombourt, Van Thulden, Houtwoort, autour de Rubens ; J. Marlowe, Massinger, Webster, Baumont, Fiechter, autour de Shakespeare et de Ben Jonson. »

Nous n’insisterons pas plus longuement ici sur ce point ; car nous aurons à y revenir par une autre voie, quand nous chercherons à expliquer la nature de cette coopération constante qui unit les efforts du grand homme à ceux de ses contemporains ; mais le fait de l’accord est si clair et si bien établi par l’histoire qu’on se demande d’où peut venir cette illusion dans un esprit si pénétrant et si ami des documents positifs que M. Galton. Nous en avons indiqué déjà en passant la raison ; c’est qu’à force de comparer entre eux les états les plus divers de l’intelligence, on arrive à tout confondre, à conclure indifféremment du criminel au grand homme, comme on fait de l’homme à l’animal. On croit trouver par exemple que le nombre des hommes de génie[1], comme celui des fous et des criminels, offre une matière plus ou moins docile au calcul des probabilités. On observe que les malheureux de ce dernier groupe sont souvent voués par les influences héréditaires à une maladie dont aucune éducation, aucune hygiène physique ou morale ne les préservera. Par analogie, on estime que rien n’arrêtera les premiers, et que les uns comme les autres joueront bon gré mal gré l’air cacophonique où mélodieux, la musique diabolique ou céleste qu’ils auront apportée dans leur système nerveux.

Mais le crime, pour être crime, n’a pas besoin d’opportunité ! Il portera même d’autant plus le caractère de fatalité qu’on lui

  1. Et déjà on étend singulièrement le sens du mot.