Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/199

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
195
H. JOLY. — psychologie des grands hommes

reconnaît ou qu’on lui prête, qu’il aura été droit devant lui, ou ne se laissant guider que par sa proie, sans aucun souci des hommes et de leurs lois. La besogne de celui qui ne cherche qu’à détruire ou à faire le mal est bien simple ; celle de l’homme qui veut créer quelque chose l’est beaucoup moins. Le malade n’a donc qu’à se laisser aller : moins il opposera de résistance à son délire, plus sûrement ce délire l’emportera, et il accomplira ainsi « sa destinée », telle que la lui ont faite par avance les malheurs ou les vices de ses parents. Celui qui veut fonder a besoin de matériaux, et souvent de matériaux vivants, passionnés, tout à la fois résistants et exigeants. N’arrive-t-il jamais, dira-t-on, qu’il les dédaigne ? A coup sûr, la chose arrive. Mais c’est là le plus souvent le boulet dont le grand homme est tué, c’est-à-dire la faute sous laquelle il tombe[1], après avoir compromis, pour lui tout au moins, les résultats de ses plus éclatantes victoires. Il faut donc qu’il s’établisse une série d’adaptations entre le grand homme et son milieu, Quand son œuvre sera accomplie, sa gloire fondée, c’est le milieu qui se modifiera sous son action et en recevra l’empreinte. Mais il est bien rare, on l’avouera, qu’il arrive à la gloire du premier coup, et qu’avant de s’imposer à l’admiration universelle, il ne lui faille pas conquérir pied à pied l’estime, le respect, la confiance et l’admiration de ses concitoyens.

Cela ne dépend-il que de lai ? Y est-il prédestiné de telle sorte qu’il n’ait qu’à paraître et à vivre pour y réussir, et le nombre de ces prédestinés est-il arrêté par avance pour chaque siècle et pour chaque pays ? Ce serait là une harmonie préétablie bien singulière. Il est sûr que nous répugnons instinctivement à l’idée qu’un accident tout fortuit ait privé l’humanité d’un génie ; mais cette répugnance est toute d’imagination. Voici une guerre qui commence : des milliers de jeunes gens de vingt et un ans y sont tués ; puis un grand capitaine se révèle parmi ceux que la mort à épargnés. Qui croira que parmi les victimes n’ait pas pu se trouver son égal, que les balles et les obus aient pris soin de se diriger exclusivement du côté de ceux qui n’étaient point « marqués du sceau du génie » ? Or Ha vie est, dit-on, comme une bataille continuelle ; et aux chances de mort que multiplient indéfiniment autour de nous les accidents, les épidémies, les contagions inattendues, viennent s’ajouter des causes sociales, comme les persécutions religieuses et les révolutions politiques. Les influences héréditaires ou les inspirations de l’Inconscient prévoient-elles donc les nécessités de l’avenir, et savent-elles

  1. Voyez l’article précédent.