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croire cependant qu’il en soit de même chez tous ; j’ai pu moi-même observer des exceptions remarquables ; et parmi les rudes compagnons de nos courses en forêt, un surtout, un cauchero[1] nègre, possédait à un degré très marqué cette faculté précieuse. Mais, ne voulant indiquer ici que des faits déjà connus et discutés, je rappellerai ceux que l’on trouve dans le récit de l’expédition de Von Wrangell au nord de la Sibérie[2]. L’auteur y décrit la manière réellement merveilleuse dont les indigènes suivaient, sur une distance considérable, la direction exacte d’un point donné, bien qu’ils fussent obligés à des détours incessants, au milieu des hummocks, et sans avoir rien qui les guidât dans le ciel ou sur la mer glacée. Von Wrangell avoue que lui, explorateur expérimenté, ne pouvait, même en s’aidant de la boussole, faire ce que les sauvages accomplissaient aisément[3].

Un autre exemple bien caractéristique se trouve dans un article de sir Bartle Frère[4]. « Dans les pays plats du Sindh comme ailleurs, et peut-être là d’une manière plus remarquable, grâce à l’absence de repères naturels et de chemins tracés, les meilleurs guides semblent compter entièrement sur une sorte d’instinct. Ils indiqueront généralement la direction d’un point éloigné, aussi exactement que l’on pourrait la déterminer à l’aide d’une boussole et d’une carte. Ils n’affectent aucune science mystérieuse ; mais sont généralement tout à fait incapables de donner la moindre raison en faveur de leur conclusion, qui semble être le résultat d’une sorte d’instinct, comme celui des chiens, des chevaux et d’autres animaux ; instinct infaillible, mais qui n’est fondé sur aucun raisonnement que l’on puisse reconnaître ou pratiquer. »

Nous savons déjà ce que l’on doit penser de l’instinct, et nous n’y reviendrons pas ici. Quant à la dernière remarque de sir Bartle Frère, on peut observer que ce n’est pas non plus par un raisonnement que nous voyons rouge ou vert. Il semble bien, en effet, que

  1. Chercheur de caoutchouc.
  2. Cité par Darwin, Nature, 3 avril 1873.
  3. C’est après avoir cité ce fait que M. Darwin ajoute le passage auquel nous faisions allusion plus haut « Nous devons avoir présent à l’esprit que, ni une boussole, ni l’étoile polaire, ni aucun repère de ce genre, ne saurait suffire à guider un homme vers un point désigné, à travers une contrée difficile, à moins qu’il ne soit tenu compte des déviations, par une sorte d’estime. » Dans la théorie que j’expose, cette supposition n’est plus nécessaire ; puisque, l’état magnétique du lieu à atteindre étant connu, la direction se trouve, comme je le disais plus haut, incessamment indiquée, quels que soient les détours aux quels contraignent les difficultés du terrain. Il serait fort intéressant, dans ces pays où les orages magnétiques (aurores boréales) sont si fréquents, de savoir ce que devient le sens de direction des indigènes pendant la durée de la perturbation.
  4. Journal of the Geographical Society, vol. XI, p. 186.