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gismes ? Descartes lui rend la force de chercher, de trouver, d’enchainer des idées claires et distinctes. Le cartésianisme entraîne-t-il la philosophie dans des voies qui semblent un peu étroites, Leibniz élargit la route. La métaphysique spéculative a-t-elle troublé les esprits par la multitude de ses systèmes, Kant lui offre un repos assuré sur la base profondément enfoncée de l’idée du devoir.

Et maintenant, n’y a-t-il qu’un génie à la fois qui alimente et qui dirige les contemporains ? Non : car, en définitive, nous ne cessons d’étudier ni Leibniz malgré Kant, ni Descartes malgré Leibniz, pi saint Thomas malgré Descartes, ni Platon malgré Aristote. « Fatigués, dit Emerson[1], de l’excès de renommée et d’influence d’un grand homme, nous avons le remède et le contre-poids dans un autre. » Ainsi le grand homme ne nuit pas à la gloire de ceux qui l’ont précédé, il ne nuit qu’à la réputation et à l’action de ceux qui nous endormaient avec eux dans une interprétation monotone. Ce n’est pas assez dire. Grâce à la vigueur qu’il rend à nos esprits reconstitués et remis en éveil, nous nous sentons plus capables de goûter de nouveau ses grands aïeux ; nous nous livrons encore à eux, non sans réserve, mais non pas sans plaisir et sans profit. Pour un esprit superficiel, quoi de plus éloigné de Cuvier que Darwin ! Et cependant Darwin lui-même se flatte d’avoir placé dans les assises de son système la loi des conditions d’existence « sur laquelle a tant insisté, dit-il, l’illustre Cuvier[2]. » Ce sont les passions factices des gens médiocres qui, dans un moment passager de mode et d’engouement, opposent la gloire nouvelle aux anciennes. Mais celui qui approfondit le chef-d’œuvre nouveau ne tarde pas à trouver dans ses profondeurs les inébranlables traditions sur lesquelles il repose et sur lesquelles l’auteur a bâti. Tel qui a creusé les noumènes de Kant y a retrouvé les monades de Leibniz et les idées de Platon. Nous ne parlons pas des savants, dont chaque découverte créée une force nouvelle et, par cette force, des actions dont l’effet physique et économique ne pourra jamais être perdu. Dans les arts, les peintres et les musiciens d’élite ouvrent à nos âmes des sources nouvelles d’émotions et de plaisirs ; est-ce en épuisant ou en fermant les anciennes ? Il le paraît quelquefois ; mais ce n’est qu’une illusion. Il est vrai que leurs flatteurs d’un jour s’attachent uniquement à cette partie de leur génie qui « opère une révolution », « qui rompt avec les traditions surannées ». Mais ce ne sont pas ces éloges

  1. Voyez les Essais de philosophie de Emerson, traduits par Em. Montégut, 1 vol.  Charpentier.
  2. Voyez Origine des espèces, IV.