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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

là qui fondent et qui assurent le mieux la renommée d’un homme destiné à être appelé grand. Tandis que des disciples bruyants le compromettent par des louanges et des imitations également gauches, ce sont leurs juges les plus sévères qui les consacrent pour la gloire, lorsqu’un jour ils croient pouvoir dire : Voilà qui est nouveau et qui un instant nous a surpris tous, mais voici qui est beau comme du Titien, comme du Rubens ou du Rembrandt.

Bref, le grand homme n’enlève à la masse des intelligences aucun aliment, et il leur en apporte de nouveaux. En cela déjà, cette variation individuelle qu’on nomme le génie ne se comporte pas comme les variations individuelles le font, d’après Darwin, dans le règne animal. L’esprit systématique d’un disciple distingué, mais subtil, pouvait seul méconnaître une telle vérité.

Mais les grands hommes, dira-t-on, ne créent-ils pas dans l’humanité comme des races tout à fait distinctes ? Chacun d’eux n’est-il pas l’auteur et le père d’une famille qui hérite de lui, qui a ses goûts, ses passions, ses idées, puis qui est souvent en hostilité et en procès avec toutes les autres et qui lutte pour la domination ? N’y a-t-il pas ainsi parmi nous les fils de Voltaire et les fils de Diderot, les fils de Rousseau et les fils de Montesquieu, comme il y a les fils de saint Louis et les fils de Calvin, comme dans le catholicisme même il y a les fils de saint Dominique et les fils de Loyola ? Ceci est beaucoup plus spécieux et renferme une beaucoup plus grande part de vérité ; mais voyons de près la question.

L’unité de l’esprit humain s’accommode très bien d’un certain nombre de tendances et de manières de voir assez différentes, La diversité d’abord (quelques-uns diront la contradiction, mais nous n’allons pas jusque-là), la diversité, disons-nous, est dans les choses que nous voulons ou expliquer par notre science ou reproduire, en les embellissant par notre art. Le général et le particulier, l’individuel et l’universel, le déterminisme et la liberté, le réel et l’idéal, la personne et l’État, la nature et Dieu, sont autant de vérités, comme le dessin et la couleur, la mélodie et l’harmonie, l’expression et le naturel, la conservation et le progrès sont autant de nécessités, dont aucune ne peut être impunément sacrifiée à l’autre au delà d’une certaine mesure. La diversité est encore en nous-mêmes, dans la dualité de notre nature spirituelle et corporelle, dans la multiplicité de nos facultés, dans les réclamations successives de notre imagination et de notre raison, de notre cœur et de nos sens, etc. De là, dans les inclinations des hommes et dans les systèmes dont ils s’engouent, des divergences inévitables, aussi anciennes que le monde, et qui divisent les ignorants et les simples tout autant que