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peu près formé et suffisant pour l’esprit de l’époque. En politique, pour combien de personnages connus l’histoire n’a-t-elle pas dit : Il est venu trop tôt ! Il y avait dans César plusieurs Marius ; mais plusieurs Marius étaient venus en effet avant lui, et ils n’avaient fait que répandre inutilement le sang de leurs concitoyens. Ni Étienne Marcel, ni le cardinal de Retz, ni Dupleix, ni dans un autre genre le financier Law n’ont réussi, parce que le milieu où ils ont vécu ne se prêtait pas encore à la témérité de leurs desseins.

Il est vrai de dire que, pour de tels personnages, la postérité doutera toujours s’ils avaient en réalité tous les éléments de la véritable grandeur. Le propre du génie, dira plus d’un esprit critique, c’est de voir, entre autres choses, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Courir après l’irréalisable, c’est une marque d’infériorité, c’est une preuve qu’on a plus d’imagination que de jugement et que de volonté de faire quelque chose. Mais ce doute appelle lui-même une réponse. — Soit, répliquera-t-on ! Le vrai génie se détourne de impossible, et il s’arrête de lui-même, quand il voit que ses efforts seraient perdus ou n’apporteraient autour de lui que le trouble et la ruine. Il n’en est pas moins vrai que l’humanité perd une grande vie et un grand homme. — Et voici que l’objection reprendra : Le génie n’a qu’à se porter ailleurs. Qui empêchait le cardinal de Retz d’être un grand personnage ? La monarchie absolue ? Elle n’avait fait obstacle ni à Colbert ni à Louvois. L’éloquence politique était sous Louis XIV une chimère ; aussi les esprits créateurs n’y pensaient-ils même pas, et les esprits fait pour l’éloquence se reportaient du côté de la chaire. — Soit encore ! Mais enfin, si large qu’on le suppose, le génie n’est pas de son essence universel. Pour briller dans la chaire, il fallait commencer par être prêtre, prêtre convaincu, et n’a pas la vocation qui veut[1]. Tel qui au xviie siècle avait l’esprit profondément observateur et aimait à penser aux phénomènes de la vie, eût fait un grand naturaliste s’il eût connu le microscope, si les esprits n’avaient pas été tous enchainés par une théorie mécaniste, etc. Pouvait-il se transformer et devenir un grand mathématicien[2] ? Parmi les médecins dont se sont tant moqués Molière et Boileau, pourquoi n’y aurait-il pas eu d’hommes éminents ? Mais l’état de la physiologie et de la chimie ne pouvait que les arrêter ou les égarer ; ils étaient cepen-

  1. On sait que Retz était appelé par sa naissance à l’épiscopat ; on sait comment la ténacité de son père et les habitudes de l’ancien régime attachèrent malgré elle à l’Église « l’âme la moins ecclésiastique qui fût dans l’univers. »
  2. Les mathématiques et la musique sont les deux sciences (ou arts) qui supposent les prédispositions organiques les plus arrêtées. C’est du moins ce que paraît avoir assez bien prouvé M. de Candolle (ouvrage cité).