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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

dant engagés dans une profession : ils nourrissaient donc fatalement de grandes espérances, et ces espérances étaient fatalement déçues. « Ma vie, dit Meiternich[1], coïncide avec une période abominable. Je suis venu au monde trop tôt ou trop tard. Plus tôt, j’aurais eu une part des jouissances de l’époque. Plus tard, j’aurais servi à reconstruire. Aujourd’hui, je passé ma vie à étayer des édifices vermoulus. » Enfin, que d’artistes inconnus qui, dans des époques de transition, ont équissé un tableau, ébauché une statue, tenté quelque œuvre isolée, incomprise sans doute de leur époque. Nous voyons dans leur œuvre les claires promesses d’un talent supérieur ; mais nous comprenons aussi que les conditions faites par les temps et les lieux leur ont interdit tout essor, parce qu’elles leur ont fermé toute issue[2].

Quoi qu’il en soit, il est bien rare que le grand homme ne soit pas attendu, réclamé par ceux qui l’entourent ; si sa gloire révèle l’intensité des satisfactions qu’il procure, celles-ci attestent elles-mêmes l’énergie des aspirations et des besoins. Or le besoin, ici comme ailleurs, n’est pas une pure privation, quelque chose de tout négatif ; c’est le sentiment qu’une certaine force a d’elle-même et de son état quand elle s’apprête à exercer l’action qui lui est propre et qu’elle en cherche les moyens. Sans doute le besoin n’existe pas quand l’acte est accompli ; mais le besoin n’existe pas non plus lorsque la force n’y est pas où ne se sent pas elle-même. Quand l’humanité a senti le besoin de la beauté plastique, c’est qu’elle était devenue capable de la goûter. Un certain nombre d’âmes d’élite et d’imaginations mieux douées devaient donc se mettre à la poursuite de cette beauté. Ceux-ci devaient en entrevoir un aspect, ceux-là un autre. Les uns étaient à même de pousser plus loin leurs efforts, tandis que les autres étaient condamnés à succomber plus tôt devant la tâche et à laisser le labeur inachevé. « Combien, dit Sainte-Beuve, faut-il en poésie de Millevoye, de Malfilâtre, de Gilbert, tombés à l’entrée de la carrière, pour en venir à un grand talent qui réussit et qui vit ! Elevons-nous d’un degré. Combien faut-il de Vauvenargue, d’André Chénier, de Barnave pour arriver au philosophe, au poète puissant et complet, à l’homme d’État qui domine son temps, qui fait époque et qui règne ? Changeons de carrière : combien faut-il de Hoche, de Desaix, de Joubert, de ces héros moissonnés avant l’heure, pour rehausser, pour grandir encore le général en chef consommé, qui conçoit, qui combine avec génie, qui dirige et résout, après se les être posés, les plus

  1. Mémoires, IV.
  2. Telle est la fameuse statue égyptienne du musée du Louvre, telles sont les sculptures du Puits de Moïse, aux Chartreux de Dijon, etc., etc.