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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

l’expérience ne les met en valeur. Si l’expérience propre n’est pas encore acquise, il faut avoir recours à celle d’un maître : c’est ce qu’avait fait Mozart en prenant Ch. Ph. Emm. Bach pour modèle dans ses premières compositions pour le piano. Hasse dans sa musique dramatique. C’est ce que fit à son tour Beethoven, en marchant sur les traces de Mozart. » M. Fétis aurait pu ajouter : C’est ce que fit Meyebeer, qui débuta par un opéra d’un style tout italien, Il crociato.

Des remarques analogues ont pu être faites à propos des manières successives des peintres : ils ont à peu près tous débuté par être des élèves dociles ; ils ne se sont émancipés que lorsqu’ils ont été en possession de procédés techniques, et après avoir après avoir éprouvé, grâce à eux, leur facilité ou leur puissance d’exécution.

Ce premier maître n’est pas toujours, il s’en faut, celui dont le grand homme se rapprochera plus tard dans ces groupements qui s’opèrent entre les chefs d’école et leurs disciples. C’est quelquefois celui-là même avec lequel il fera contraste et opposition. On vient de le constater pour Mozart, pour Beethoven et Meyerbeer. Ainsi, dans un autre ordre, Tacite a commencé par imiter Cicéron. Shakespeare n’a d’abord été que l’un des Euphuistes ; Aristote a été le disciple de Platon, Leibniz a débuté pour être un fervent cartésien, Kant s’est formé avec Hume, et Maine de Biran a composé ses premiers essais sous les auspices des sensualistes de son temps.

Mais entre le grand homme et son premier maître, viennent toujours se glisser une foule d’autres influences : du moins y a-t-il un grand nombre d’esprits que le maître aborde, qu’il étudie, qu’il éprouve. Avec eux il expérimente les idées courantes, voit ce qu’elles contiennent, ce qu’il faut y introduire de plus substantiel et de plus solide ; il se rend compte en un mot des tendances de son époque et de ces besoins auxquels ce sera sa propre grandeur de donner une pleine satisfaction. Ces études, par lesquelles le génie s’apprête à sortir de la sujétion, paraissent être dirigées par deux préoccupations remarquables. D’un côté, il s’intéresse aux tentatives incohérentes de ceux qui frayent avec plus ou moins de succès des voies nouvelles ; d’un autre, il remonte le cours de la tradition pour s’entretenir de plus près avec les génies des siècles précédents et en rapporter le secret de ce qui doit faire d’une œuvre nouvelle et nationale une œuvre universelle et éternelle. C’est avec les seconds qu’il forme son génie ; mais c’est avec les premiers qu’il trouve sa voie et qu’il discerne le travail attendu de lui par les aspirations et les nécessités du temps présent.

Les preuves de ce double travail surabondent dans l’histoire.