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vivante encore de religion ou de patriotisme. À l’auteur de la première il a manqué d’avoir connu Virgile et Homère comme les connut et les aima l’auteur de la Divine Comédie.

Si on voulait (chose difficile en telle matière) essayer ici quelque formule, il faudrait dire que le grand homme travaille pour l’avenir, parce qu’il se préoccupe des besoins présents avec un esprit exercé dans le commerce de ce qu’il y a eu de meilleur dans le passé. De vingt éléments disséminés, sans vie, ou d’une vie courte, pauvre et stérile, il compose un tout ; à ce tout, qu’il rend harmonieux, il donne un centre, et ce centre lui-même, il le rattache à ceux qui gouvernaient avant lui l’une de ces grandes fonctions toujours persistantes de l’humanité, comme dans l’accroissement d’un animal viennent se relier entre eux des centres autonomes et cependant solidaires de ceux qui les précèdent et de ceux qui les suivent,

Anglais, Français, Italien, Allemand, et cependant universel, actuel et presque (en un sens relatif au moins) éternel, le grand homme demeure-t-il à nos yeux original ? Et l’analyse que nous venons de faire ne détruit-elle pus ce caractère inimitable ? Ne lui ravit-elle pas, avec une partie de ce mystère qu’on aime à rencontrer en lui, le secret de sa supériorité ?

Rappelons tout d’abord te que personne ne contestera : il y a une certaine originalité qui n’est en aucune façon un signe de force. Si nous considérons la partie tout extérieure de l’art, les moyens sensibles qu’il emploie pour captiver notre attention, les témoignages des critiques les plus compétents ne laissent déjà aucun doute à ce sujet. « Chacun, dit Fromentin, en parlant d’une période fatiguée de l’histoire de notre art, chacun se fait un métier selon son goût, son degré d’ignorance ou d’éducation, la lourdeur ou la subtilité de sa nature, selon sa complexion morale ou physique, selon son sang, selon ses nerfs. Nous avons des exécutions liymphatiques, nerveuses, robustes, débiles, fougueuses ou ordonnées, impertinentes ou timides, etc. Bref, autant d’individus, autant de styles et de formules… Jadis, c’était tout le contraire, et la preuve en est dans la parfaite unité des écoles où le même air de famille appartient à des personnalités si distinctes et si hautes. Eh bien, cet air de famille leur venait d’une éducation simple, uniforme, bien entendue et, comme on le voit, grandement salutaire… Il en résulte que l’individualisme des méthodes n’est, à vrai dire, que l’effort de chacun pour imaginer ce qu’il n’a pas appris ; que sous certaines habiletés pratiques on sent le laborieux expédient d’un esprit en peine ; et que presque toujours la soi-disant originalité des procédés modernes cache au fond d’incurables malaises[1]. » L’artiste vigoureux

  1. E. Fromentin, Les maîtres d’autrefois, p. 230.