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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

et bien né n’a pas de telles hésitations, il n’éprouve ni ne communique autour de lui de tels malaises. Il est sûr de sa force, il est donc sûr de son action. Cette action à son tour, elle est si rapide et si entrainante, elle va elle-même si droit au but, elle nous fait trouver dans le mouvement qu’elle nous imprime une telle intensité de vie et un tel bonheur, que nous cédons à cette illusion délicieuse mille fois décrite : nous croyons avoir trouvé nous-mêmes le trait, l’attitude, la mélodie, le mot qui a comblé nos désirs.

Mais pourquoi ceci est-il, de l’aveu de tous les critiques, le signe par excellence d’une forte nature ? C’est que les influences extérieures (et nous comprenons parmi elles les influences du tempérament, des sens, des images dans ce qu’elles ont d’accidentel et de fugitif) tendent à nous jeter çà et là dans des voies détournées, confuses, qui s’entrecroisent ou qui se fuient les unes les autres. Le besoin du nouveau, qui vient de ce qu’on a vite trouvé le bout de son idée, la mode du jour, la lassitude ou la fougue intempérante de l’heure présente, l’influence d’une passion qui ne durera pas plus que sa devancière, la jalousie d’une gloire rivale, vingt autres causes sollicitent l’imagination et la main de l’artiste. Sa conscience a de la peine à s’y reconnaître et à résister. Pour retrouver aisément le vrai dans l’art, comme pour trouver le simple dans la science, le pratique dans l’industrie, l’honnête dans la conduite, il faut avoir une force de résistance et de direction de soi peu commune ; on peut en effet généraliser ce que Malebranche dit si heureusement de la vertu : « Lorsque le bien sensible se découvre à l’âme et l’attire par sa douceur, elle m’est point en repos si elle demeure immobile ; il n’y a pas de plus grand travail que de demeurer ferme dans les courants : dès qu’on cesse d’agir, on est emporté[1]. » Or tout homme voué à l’art ou à la science monte ou redescend tour à tour un des deux courants dont nous parlions : l’un qui attire uniquement vers les beautés éprouvées et consacrées du passé les âmes plus sensées que hardies, plus distinguées qu’énergiques, plus dédaigneuses que généreuses, plus capables de goûter le beau que de le produire ; l’autre qui entraine en avant les âmes dont on peut dire tout au rebours qu’elles sont plus hardies que sensées, plus énergiques que distinguées, etc. Rester maitre de soi, de ses mouvements, en demeurant à ce pont où est comme le confluent des deux ondes, est un tâche difficile ; on peut trouver original, dans le meilleur sens du mot, celui qui y suffit. « Il faut, dit Gœthe, étudier les hommes du temps passé dont les ouvrages ont conservé depuis des siècles

  1. Malebranche, Traité de morale, Ire partie, VI, 6.