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font alors les idées les plus hypochondriaques sur la présence de ces corpuscules, qu’elles se figurent provenir de la maladie, et qu’elles ont eu généralement durant toute leur vie devant les yeux, sans les voir. Qui s’aperçoit facilement que sur la rétine d’un œil sain se trouve un point complètement privé de la faculté de voir, le punctum cæcum ? Et beaucoup de personnes savent-elles qu’elles ne voient simple que le seul objet qu’elles fixent, et qu’elles voient doubles tous ceux qui sont placés en avant ou en arrière de celui-là ? » Je crois cependant que, dans les cas que je citais tout à l’heure, il s’agit plus souvent d’une imperfection qui réside moins dans la perception que dans l’expression. Il est certain, par exemple, que les langues des sauvages ne contiennent pas autant de termes que les nôtres pour exprimer les diverses nuances[1]. Il n’y a, en général, que les principales qui soient rendues, celles dont la distinction est absolument nécessaire. Ces langues sont des instruments imparfaits, comme un piano auquel il manquerait des touches ; on aurait tort d’en conclure formellement que le sauvage est incapable de distinguer l’outremer de l’indigo ; et j’ai moi-même eu la preuve qu’il n’en est point ainsi. Ce qui résulte de ces considérations, c’est que des sensations peuvent exister, peut-être même avec un certain degré de netteté, chez des hommes qui se trouvent dans l’impossibilité absolue de les exprimer ; la langue dont ils se servent ayant été faite par d’autres hommes, qui n’éprouvaient pas ces sensations ou n’y attachaient aucune importance.

Les Sibériens de Von Wrangell et les Indous du Sindh sont des exemples plus typiques que les sauvages ou les chasseurs américains ; car, chez eux, l’on ne saurait invoquer l’observation inconsciente, qui joue incontestablement un grand rôle dans la direction du chasseur ou de l’Indien ; mais dont un certain genre de littérature a trop abusé, et qui ne suffirait pas à les tirer toujours d’embarras.

Nous en avons une preuve bien remarquable dans une note de M. Henry Forde[2], qui me parait assez importante pour que je la traduise ici : « Dans les parties sauvages de l’État de Virginie occidentale, on dit que même les chasseurs les plus expérimentés, qui fréquentent les montagnes boisées de cette région déserte, sont sujets à une sorte de saisissement, qu’ils peuvent perdre la tête tout à coup, et sont convaincus qu’ils vont dans une direction absolu-

  1. Il semble aussi que les anciens Grecs n’aient eu de termes distincts que pour un nombre restreint de couleurs ; ce qui pourrait expliquer, beaucoup mieux que la cécité légendaire du poète, l’imperfection signalée plus haut dans Homère, ou plutôt dans les poèmes homériques.
  2. Nature, 17 avril 1873.