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C. VIGUIER. — le sens de l’orientation

ment contraire à celle qu’ils désirent suivre. Leurs compagnons ont beau les raisonner et leur montrer des points de repère, ils ont beau observer la position du soleil, rien ne peut vaincre ce sentiment, qui s’accompagne d’une grande nervosité et d’une sensation générale de malaise et de renversement. La nervosité ne survient qu’après le saisissement, et n’en est point la cause. Je me suis trouvé dans une compagnie de chasseurs, où l’on contait une de ces histoires de retournement, en plaisantant une des personnes présentes, Nemrod en grand renom, — qui était, à contre-cœur, obligé de reconnaître la vérité des faits principaux ; bien qu’en protestant contre les embellissements ajoutés pour le rendre plus ridicule. On décrit ce sentiment comme cessant parfois d’une façon brusque, et d’autres fois s’effaçant d’une manière graduelle. On pourrait peut-être attribuer à la seule observation inconsciente la merveilleuse faculté que possèdent les chasseurs de retrouver leur chemin à des distances considérables, à travers des montagnes si densément boisées que l’on ne peut voir au delà de quelques yards devant soi ; mais peut-on expliquer aussi aisément de la sorte un dérangement subit de ce sens de direction, et l’anxiété particulière qui l’accompagne, même lorqu’il n’y a aucune raison de craindre pour la sécurité ? » M. Darwin a observé quelque chose d’analogue chez des personnes faibles et âgées ; mais il n’en parle qu’incidemment ; et le principal service que nous ait rendu sa remarque à ce sujet[1] est d’avoir provoqué la lettre si intéressante de M. Forde[2].

Ainsi que le fait justement remarquer celui-ci, cette sorte de vertige de direction est absolument inexplicable par la théorie de l’observation inconsciente ; car le résultat d’observations faites inconsciemment à l’aide des divers sens, ne saurait être sujet à cette

  1. Nature, 3 avril 1873.
  2. La jeune oie sauvage d’Audubon, dont Darwin rappelle l’histoire, et qui partit dans la direction du nord, au lieu de celle du sud, subissait peut-être un accès de ce genre. Il est moins probable que l’on doive rapporter à une perturbation analogue du sens de direction les mouvements en cercle signalés chez les animaux et chez l’homme, et dont on trouvera plusieurs exemples dans la collection du journal the Nature (année 1873). Chez les animaux, cela pourrait fort bien être intentionnel, et avoir pour but de ne point trop s’écarter du lieu de résidence, tout en fuyant l’ennemi. Chez l’homme, on a constaté que la déviation se faisait presque toujours à gauche ; et l’explication la plus vraisemblable que l’on en ait donné jusqu’ici est que, les membres droits étant généralement plus forts que les gauches, les mouvements de la jambe droite peuvent avoir une étendue légèrement plus grande que ceux de la jambe gauche, sans que l’on en ait la moindre conscience. M. W. Ogle a observé en effet (On dextral preeminence : Medico-chirurgical transactions, vol. LIV) cette prédominance de la jambe droite, bien qu’elle ne soit pas aussi fréquente que celle de la main ; et, d’après lui, les cordonniers auraient coutume de tenir le pied droit toujours plus large que le gauche.