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pour pouvoir entendre que l’ordre moral subsiste indépendamment des consciences où la notion s’en élabore, et qu’il a droit naturellement même sur ceux qui ne l’avouent pas et qui ne le connaissent pas. Ceci peut-être allait de soi. Cependant il fallait le dire ; vous ne sauriez prendre trop de précautions, ni contre les amis, qui vous traduisent naturellement dans leur propre style, ni contre les adversaires, qui très sincèrement vous attribuent les opinions propres, suivant leur crime, à vous ravaler.

Comment donc l’impossibilité pour l’individu de se soustraire à la corruption morale est-elle compatible avec l’idée d’un ordre de justice régnant dans le monde ?

Constatons-le d’abord, l’idée de progrès prise en soi ne nous est d’aucun secours pour arriver à la conciliation réclamée. Rien n’est moins établi qu’un tel progrès ; puis, le fût-il, le mieux futur délivre-t-il l’ordre actuel de son injustice ? l’état satisfaisant d’aujourd’hui supprime-t-il les misères qui ont accablé les générations précédentes et l’horreur des crimes commis ? L’individualisme simple est l’expression naturelle des premières apparences, la philosophie spontanée de ceux qui n’observent pas, le dogme du libéralisme naïf, et beaucoup d’honnêtes gens s’y rattachent à bon escient, par motif de conscience, afin de ne rien ôter à la responsabilité personnelle. À ce point de vue individualiste, la contagion nécessaire du mal moral, l’état présent de l’humanité peut être un état naturel inévitable, mais il reste profondément injuste. Rien ne saurait excuser Dieu de l’avoir fait naître, de l’avoir permis, et, comme Dieu ne saurait être coupable, Dieu n’existe pas, rien n’est plus clair. Combien de millions de fois cela n’a-t-il pas été dit et profondément senti ? Combien de millions de fois ces éternels lieux communs ne retentiront-ils pas encore dans le cœur des hommes comme d’étranges et sinistres nouveautés ? L’enfant croit à la vie. L’ordre mous semble naturel ; l’expérience dément incessamment nos prévisions. Nous allons à Dieu, mais il se dérobe ; l’âme enfante Dieu, qui la maudit. Vous le cherchez dans la pourpre du matin, dans l’étoile scintillante, vous ne l’y trouverez pas, si votre regard ne l’y porte pas, si vous ne le possédez déjà dans votre cœur.

Mais s’il est là, si vous avez la charité, vous comprendrez tout. Vous connaissez ce tableau de Dresde illuminé par le corps d’un petit enfant. Cet enfant, c’est la Charité. Du cœur jaillit la lumière. Quand les malheurs de l’humanité seront nos malheurs, quand ses hontes seront nos hontes, ses joies nos joies, tout deviendra clair ; nous tiendrons dans nos mains la clef de tout ; nous ouvrirons, et nous admirerons la justice éternelle.