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G. TARDE. — la nature et l’histoire

russe et les autres langues de la même famille, ont été conduits à admettre que c’est bien là en effet une famille, et qu’elle a pour premier ancêtre une même langue traditionnellement transmise, à des modifications près dont chacune a été une véritable invention linguistique anonyme, elle-même perpétuée par imitation.

Il n’y a qu’une seule grande catégorie des similitudes universelles qui ne paraisse pas de prime abord avoir pu être produite par une répétition quelconque : c’est la similitude des parties jugées juxtaposées et immobiles de l’espace immense, conditions de tout mouvement, soit vibratoire, soit générateur, soit propagateur et conquérant. Mais ne nous arrêtons pas à cette exception apparente, qu’il nous suffit d’indiquer. Sa discussion nous entrainerait trop loin.

Laissant donc de côté cette anomalie peut-être illusoire, tenons pour vraie notre proposition générale, et signalons une conséquence qui en découle directement. Si quantité signifie similitude, si toute similitude provient d’une répétition, et si toute répétition est une vibration (ou tout autre mouvement périodique), une génération ou une imitation, il s’ensuit que dans l’hypothèse où nul mouvement ne serait ni n’aurait été vibratoire, nulle fonction héréditaire, nulle action ou idée apprise et copiée, il n’y aurait point de quantité dans l’univers, et les mathématiques y seraient sans emploi possible, sans application concevable. Il s’ensuit aussi que, dans l’hypothèse inverse, si notre univers physique, vivant, social, déployait plus largement encore ses activités vibratoires, génitales, propagatrices, le champ du calcul y serait encore plus étendu et profond. Cela est visible dans nos sociétés européennes, où les progrès extraordinaires de la mode sous toutes les formes, de la mode appliquée aux vêtements, aux aliments, aux logements, aux besoins, aux idées, aux institutions, aux arts, sont en train de faire de l’Europe l’édition d’un même type d’homme ou plutôt de mêmes types humains, innombrables et diversement juxtaposés, tirés à plusieurs centaines de millions d’exemplaires. Ne voit-on pas, dès ces débuts, ce prodigieux nivellement rendre possible la naissance et le développement de la statistique et de ce qu’on a si bien nommé la physique sociale, l’économie politique ? Sans la mode et la coutume[1], il n’y aurait point de quantité sociale, notamment point de valeur, point de monnaie, et partant point de science des richesses ni des finances. Mais cette application du nombre et de la mesure aux sociétés qu’on essaye à présent ne saurait être encore que timide et partielle ; L’avenir nous réserve à ce sujet bien des surprises !

  1. S’il est permis de se citer soi-même pour éviter les redites, voir à ce sujet mon article du mois de septembre 1881 dans la Revue philosophique.