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G. TARDE. — la nature et l’histoire

en un mot (car il n’y a que cela en dernière analyse dans les faits sociaux, sous les noms divers de dogmes, de sentiments, de lois, de besoins, de coutumes, de mœurs, etc.), ont fait un certain temps et séparément leur chemin dans le monde par la vertu de l’éducation ou de l’exemple, c’est-à-dire de l’imitation, elles finissent souvent par se rencontrer. Il faut, pour que leur rencontre et leur interférence vraiment psychologique et sociale ait lieu, non seulement qu’elles coexistent dans un même cerveau et fassent à la fois partie d’un même état d’esprit ou de cœur, mais en outre que l’une se présente, soit comme un moyen ou un obstacle à l’égard de l’autre, soit comme un principe dont l’autre est la conséquence ou une affirmation dont l’autre est la négation. Quant à celles qui ne paraissent ni s’aider ni se nuire, ni se confirmer ni se contredire, elles ne sauraient interférer, pas plus que deux ondes hétérogènes ou deux types vivants trop éloignés pour pouvoir s’accoupler. Si elles paraissent s’aider ou se confirmer, elles se combinent, par le fait seul de cette apparence, de cette perception, en une découverte nouvelle, pratique ou théorique, destinée à se répandre à son tour comme ses composantes en une contagion imitative. Il y a eu, dans ce cas, augmentation de force de désir ou de force de foi, comme, dans les cas correspondants d’interférences physiques ou biologiques heureuses, il y a eu augmentation de force motrice et de vitalité. Si, au contraire, les choses sociales interférentes, thèses ou desseins, dogmes ou intérêts, convictions ou passions, se nuisent ou se contredisent dans une âme ou dans les âmes de tout un peuple, il y a stagnation morale de cette âme, de ce peuple, dans l’indécision et le doute, jusqu’à ce que, par un effort brusque ou lent, cette âme ou ce peuple se déchire en deux et sacrifie sa croyance ou sa passion la moins chère. Ainsi fait la vie son option entre deux types mal accouplés. Un cas légèrement distinct du précédent et particulièrement important est celui où les deux croyances, les deux désirs et aussi bien la croyance et le désir qui interfèrent d’une manière favorable ou fâcheuse dans l’esprit d’un individu, appartiennent non à cet homme seulement, mais en partie à lui, en partie à quelqu’un de ses semblables. L’interférence consiste alors en ce que l’individu dont il s’agit perçoit la confirmation ou le démenti donnés par l’idée d’autrui, l’avantage ou le préjudice causés par la volonté d’autrui à son idée et à sa volonté propres. De là une sympathie et un contrat, ou bien une antipathie et une guerre.

Mais tout ceci a besoin, je le sens, d’éclaircissements. Distinguons trois hypothèses : interférence heureuse de deux croyances, de deux désirs, d’une croyance et d’un désir ; et subdivisons chacune de