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être orateur à la Chambre, et un compliment d’ami me persuade que je viens de révéler tout à l’heure un vrai talent oratoire ; cette persuasion accroit mon ambition, qui contribue du reste à me laisser persuader. Par la même raison, il n’est pas d’erreur historique, de calomnie atroce ou extravagante, d’insanité qui ne s’accrédite aisément à la faveur d’une passion politique, qu’elle concourt précisément à attiser. Une croyance d’ailleurs attise un désir, tantôt parce qu’elle fait juger plus réalisable l’objet de celui-ci, tantôt parce qu’elle en est l’approbation. Il arrive aussi, pour continuer jusqu’au bout notre parallèle, qu’un homme aperçoive le profit qu’il peut tirer pour ses desseins propres d’une croyance propre à autrui, quoiqu’il ne la partage pas et qu’autrui ne partage pas son dessein. Cette aperception-là est une trouvaille que force imposteurs ont exploitée ou exploitent encore.

Ces deux genres spéciaux d’interférences et les découvertes innomées et majeures qui en sont le fruit comptent parmi les forces capitales qui mènent le monde. Qu’est-ce que le patriotisme du Grec et du Romain, si ce n’est une passion alimentée d’une illusion et vice versâ : une passion, l’ambition, l’avidité, l’amour de la gloire ; une illusion, la foi exagérée en leur supériorité, le préjugé anthropocentrique, l’erreur de s’imaginer que ce petit point dans l’espace, la terre, était l’univers, et que sur ce petit point Rome ou Athènes seules étaient dignes du regard des dieux ? Et qu’est-ce en grande partie que le fanatisme de l’Arabe, le prosélytisme chrétien, la propagande jacobine et révolutionnaire, si ce n’est de telles croissances prodigieuses de passions sur des illusions, d’illusions sur des passions, les unes nourrissant les autres ? Et c’est toujours à partir d’un homme, d’un foyer, que ces forces naissent (bien avant, il est vrai, le moment où elles éclatent et prennent rang historiquement). Un homme passionné, rongé d’un désir impuissant de conquête, d’immortalité, de régénération humaine, rencontre une idée qui ouvre à ses aspirations une issue inespérée : l’idée de la résurrection, du millénium, le dogme de la souveraineté du peuple et les autres formules du Contrat social. Il l’étreint, elle l’exalte ; et le voilà qui se fait apôtre. Ainsi se répand une contagion politique ou religieuse. Ainsi s’opère la conversion de tout un peuple au christianisme, à l’islamisme, au socialisme peut-être demain.

Mais il n’a été question dans ce qui précède que des interférences-combinaisons, d’où résulte une découverte, une addition, un accroissement de désir et de foi, les deux quantités psychologiques. L’histoire pourtant, cette longue suite d’opérations d’arithmétique morale, fait éclore au moins autant d’interférences-luttes, d’antagonismes internes