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G. TARDE. — la nature et l’histoire

qui, lorsqu’ils se produisent entre désirs ou croyances propres à un même individu, mais non hors de ce cas, s’accompagnent d’une perte sèche, d’une soustraction de ces quantités. Quand ces interférences ont lieu çà et là, obscurément dans des individus isolés, ce sont des phénomènes peu remarqués, si ce n’est du psychologue ; nous avons alors : 1o d’une part, les déceptions et le doute graduel des théoriciens téméraires, des prophètes politiques, qui voient les faits démentir leurs théories, rire de leurs prédictions ; l’affaissement intellectuel des croyants sincères et instruits, qui sentent leur science en conflit avec leur religion ou avec leurs systèmes ; d’autre part, les discussions privées, judiciaires, parlementaires, où la foi se réchauffe au contraire au lieu de s’attiédir. Nous avons encore : 2o d’une part, l’inaction forcée, poignante, le suicide lent d’un homme combattu entre deux aptitudes ou deux penchants incompatibles, entre ses appétits de science et ses aspirations littéraires, entre son amour et son ambition, entre sa paresse et son orgueil ; d’autre part, les concurrences, les compétitions de tout genre qui mettent en activité tous les ressorts, ce qu’on appelle de nos jours la lutte pour la vie. Nous avons enfin : 3o d’une part, la maladie du découragement, état d’une âme qui veut très fort et qui croit très fort ne pouvoir pas, abime où tombent les amoureux et les partis las d’attendre, ou bien l’angoisse du scrupule ou du remords, état d’une âme qui juge mauvais l’objet de ses vœux ou qui juge bon l’objet de ses répulsions ; d’autre part, les résistances faites aux entreprises et aux passions des enfants, qui veulent très fort quelque chose, par leurs parents, qui croient très fort qu’elle est impossible ou dangereuse, ou bien aux entreprises et aux passions des novateurs quelconques par des gens prudents et expérimentés : résistances nullement calmantes, on le sait assez.

Accomplis sur une grande échelle, multipliés par la vertu d’un large courant social, d’un puissant entraînement imitatif, ces mêmes phénomènes, toujours les mêmes au fond, obtiennent sous d’autres noms les honneurs de l’histoire. Ils deviennent : 1o d’une part, le scepticisme énervant d’un peuple pris entre deux religions ou deux Églises opposées, ou entre ses prêtres et ses savants qui se contredisent ; d’autre part, les guerres religieuses de peuple à peuple quand elles ont le désaccord des croyances pour seul ou principal motif, — 2o d’une part, l’inertie et l’avortement d’un peuple ou d’une classe qui s’est créé des besoins nouveaux opposés à ses intérêts permanents, le besoin du confort et de la paix, par exemple, quand un redoublement d’esprit militaire lui serait indispensable, ou des passions factices contraires à ses instincts naturels (c’est-à-dire au fond