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ANALYSES. — SCHULTZE. Philosophie d. Naturwissenschaft.

des théories cosmologiques modernes, en particulier de celle de Kant et de Laplace.

Toute cette période de l’histoire des idées est traitée d’une façon aussi suggestive. Un des faits les plus étranges de l’histoire de la civilisation, c’est, à coup sûr, que la voie de la grande explication scientifique du monde, où s’étaient engagés les premiers penseurs grecs, ait été sitôt abandonnée, et même ait été perdue pendant deux mille ans. L’auteur est du petit nombre des historiens de la philosophie qui ne considèrent pas Socrate comme le fondateur de cette discipline. Ce maître sophiste n’est point le père, en effet, de la philosophie, mais bien d’une véritable folie raisonnante, de la plus dangereuse de toutes, de la syllogistique du moyen âge. Les raisons du succès des nouveautés d’Anaxagore, l’auteur les découvre dans le secret accord de son dualisme naissant avec les idées religieuses du peuple, avec l’anthropomorphisme si naturel à notre espèce ; il voit là un fait d’hérédité qui incline invinciblement le grand nombre vers ces sortes d’explications. La théologie, qui devait dominer l’esprit humain en Occident pendant tant de siècles, est bien la fille de cette métaphysique téléologique des Socrate, des Platon et des Aristote, dont M. Schultze a refait la critique dans quelques pages excellentes.

Cette ère de décadence, de profond abaissement de l’esprit scientifique, qu’on exalte d’ordinaire comme l’âge d’or de la philosophie, M. Schultze l’appelle l’ère du mépris de la nature : elle n’a pris fin, du moins en partie, qu’avec la renaissance. Alors commence, avec Bacon, Descartes, Spinoza et Leibnitz, Locke, Berkeley et Hume, cette ère de l’empirisme critique qui a eu pour législateur Emmanuel Kant. Au naturalisme réaliste de Bacon succède le naturalisme idéaliste de Descartes, de Spinoza et de Leibnitz ; le naturalisme sceptique de Locke, de Berkeley et de Hume en sort comme un rameau, dont le fruit le plus élevé est le naturalisme critique de Kant.

Naturaliste, voilà ce qu’est essentiellement, selon l’auteur, la philosophie moderne. Seule, la méthode diffère selon que ce naturalisme’est réaliste comme chez Bacon ou idéaliste comme chez Descartes, Spinoza et Leibnitz. Chez Descartes, l’élément réaliste balance encore l’élément idéaliste, si bien que les matérialistes français de la fin du dix-huitième siècle ont pu invoquer le cartésianisme à l’appui de leurs doctrines. Les germes d’idéalisme que renferme la pensée de Descartes ont surtout été développés par ses successeurs. Le Discours sur la méthode est en quelque sorte le Novum organum de Descartes, écrit M. Schultze ; mais Bacon, à son dire, n’a point commis les fautes de méthode du philosophe français. « C’est que Bacon est un libre Anglais, un protestant, et que Descartes est un Français, un catholique élevé par les Jésuites. En dépit de son scepticisme apparent, Descartes est resté dogmatique. Qu’on n’oublie pas que, par crainte des Jésuites et du destin de Galilée, Descartes a renié le système de Copernic, qu’il confessait in petto. » (I, p. 327). C’est que l’influence de l’hérédité (et de l’éduca-