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disponibles pour le fonctionnement total de la représentation. Quand donc un individu se pense lui-même, a une conscience actuelle de soi, il ne peut en même temps penser les autres et avoir conscience du tout dont il fait partie. Par là, les consciences restent antagoniques, parce que les forces ou quantités de mouvement nécessaires à la représentation des individus comme’organismes distincts se soustraient les unes des autres au lieu de s’additionner[1]. Mais la pensée n’est pas tout entière dans la conscience de soi ; elle pense le monde, et c’est comme représentations du monde que les diverses pensées des hommes sont capables d’accord, surtout comme représentations de cette partie du monde que constitue la société, famille ou nation, dont on fait partie. Par là, les diverses images, bien qu’inhérentes, comme mouvements cérébraux, à des sujets divers, sont susceptibles de s’identifier dans une large mesure et de concorder, de manière à former un consensus nouveau, un organisme d’idées et de volitions, qui est la conscience sociale. Les choses ne se passent pas autrement dans la conscience individuelle. Chaque cellule nerveuse, douée d’une haute individualité, véritable animal distinct, se pensé elle-même d’abord, et là aussi on peut dire que si la conscience était nulle dans les parties elle serait nulle dans le tout. Mais cette cellule fonctionnant avec les autres comprend dans ses représentations non pas seulement elle-même avec la circonscription où son activité rayonne, mais le consensus organique et psychique auquel elle est subordonnée, et c’est ainsi que nos diverses images particulières se fondent dans une représentation unique. Le moi individuel se pense dans ses organites élémentaires, comme la société se pense dans ses individus, car il n’y a pas plus de sujet à part (c’est là notre donnée fondamentale) dans le corps vivant que dans la nation. Un surplus de forces disponible pour la formation du consensus est nécessaire dans les deux cas, et, de même que la faim, l’assoupissement qui suit la fatigue ou l’invasion de parasites dans les maladies virulentes abolissent d’abord la connaissance du monde et la vie de relation, puis la conscience même : ainsi la disette, l’épuisement qui suit les grand efforts collectifs ou les maladies du corps politique ralentissent d’abord, puis vont jusqu’à détruire l’action internationale et après elle la conscience sociale elle même.

Or la conscience est toujours subjective, elle est incommunicable, tandis que la connaissance ou mieux la pensée en général a un

  1. Aussi voit-on les philosophes introspectionnistes, qui n’admettent en philosophie que le témoignage de la conscience individuelle, professer l’individualité absolue. Cf. Penjon, Berkeley.