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ayant leur histoire et capables de se manifester dans le préssent par des volontés mille fois plus énergiques que les individus, témoignant d’une conscience mille fois plus distincte.

Mais, dit-on, où réside cette conscience sociale ? La conscience individuelle est la forme ou la fonction d’un cerveau déterminé. Rien de pareil dans la conscience sociale. — Il faut corriger d’abord sur ce point, le langage courant des psychologues et des physiologistes. Ce n’est pas le cerveau, a dit Lewes avec beaucoup de sens, c’est l’homme qui pense. Il est vrai que, dans tout organisme centralisé, une partie est chargée en quelque sorte de penser pour le reste ; mais, dans toute la série zoologique et sociologique, cette délégation des fonctions représentatives n’entraîne pas leur suppression dans les parties où d’autres fonctions semblent être et sont en effet dominantes[1]. Si les éléments histologiques dont les nerfs notifient l’état aux centres supérieurs n’étaient pas doués eux-mêmes d’une obscure sensibilité, les nerfs seraient comme des canaux de drainage traversant des terres sèches ; aucun courant d’apport ne s’y manifesterait. Il ne faut pas oublier que les éléments histologiques primitifs sont, tant au point de vue de l’évolution des organismes en général qu’au point de vue embryogénique, investis de toutes les fonctions, la sensibilité comprise, et que la différenciation à laquelle le développement ultérieur des organismes les soumet ne peut abolir complètement en eux la trace de cette indistinction originelle. Il en est de même pour les sociétés. Bien que, dans l’état actuel des sociétés supérieures, il y ait des organes hautement distincts qui ont peu à peu absorbé à leur profit la fonction correspondant au système nerveux individuel, cependant tous leurs membres, quelle que soit l’humilité de leur rôle, contribuent en quelque degré à former la conscience totale, qui sans cela travaillerait à vide et n’aurait rien à représenter. La conscience d’une nation encore-une fois est celle de tous les individus qui la composent ou n’est pas. Et cela sans préjudice de ce fait indéniable que certains individus pensants comme probablement certaines cellules cérébrales exercent sur la direction des pensées communes dans l’une et l’autre conscience une action prépondérante.

Nous le reconnaissons néanmoins, pour que l’on puisse s’élever à une pleine intelligence des différences qui séparent les phénomènes analogues dans l’un et l’autre cas, on doit attendre que la biologie et la sociologie aient réalisé chacune de leur côté certains

  1. Nous avons indiqué cette idée dans nos Sociétés animales, p. 90. Voir aussi la longue note de la p. 138. Cf. la Science sociale contemporaine, pp. 99, 108 et 150.