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la comparaison entre la sécurité et la dignité du citoyen moderne, et l’abjection, la vie misérable où l’on avait vécu sous l’ancien régime tout contribuait à en faire une vérité nécessaire, On pouvait toujours dire et on disait à celui qui en osait douter : Êtes-vous donc assez méchant pour vouloir l’écrasement du faible, et assez fou pour souhaiter le retour de l’ancien régime ? De même à ceux qui critiquaient la morale classique, on demandait avec un air de triomphe : Niez-vous donc la liberté morale ? Voulez-vous donc rabaisser l’homme au rang de la brute ? On était sûr d’avoir gain de cause, La foi était la plus forte. Et elle nous a permis de vivre comme nation non sans honneur pendant quatre-vingts ans, sans compter les héroïsmes individuels sans nombre qu’elle a suscités.

Mais enfin il ne faut pas nous dissimuler que « la religion révolutionnaire » ne résiste pas mieux que d’autres à l’analyse. Nous avons vu que la personne humaine, de l’aveu de M. Fouillée, n’a rien de transcendant ni d’absolu. L’idée de la nature, de l’homme et de la société que cette foi nous imposait comme obligatoire est maintenant délaissée. Ce qui est réellement n’est plus en harmonie avec ce qui devrait être, si on l’en croyait. En sorte que ses prescriptions risquent de perdre toute autorité, n’étant plus d’accord avec la nature des choses et avec les besoins de la société actuelle. Pendant quelque temps, la foi suffit à tout, et puis, quand elle commence à faiblir et qu’on demande des comptes à la doctrine, on s’aperçoit que ses ressources ont tout d’un coup baissé avec son crédit. Les immortels principes ne nous peuvent fournir aucune solution précise sur les problèmes d’organisation sociale les plus urgents ; nous n’en pouvons tirer par exemple aucune lumière fixe sur la question des rapports de l’individu avec l’État, de l’existence du pouvoir exécutif comme distinct du législatif, sur les rapports de l’un avec l’autre, sur le principe et les limites du droit de punir, sur le droit de sécession des individus et des provinces, sur le principe et l’organisation de la propriété, etc. Il semble même que les conséquences naturelles de cette doctrine conduisent à un individualisme des plus dangereux, dans état actuel de l’Europe. Ainsi le principe de toute vie politique parait nié radicalement par elle ; là où une subordination des volontés les unes aux autres est la condition absolue de tout concours organique[1], cette doctrine soutient que la coordination est la forme la plus élevée des rapports sociaux ; tandis que tout progrès organique implique une différenciation ou une division du travail, la doctrine

  1. On voit qu’ici nous ne pouvons tomber d’accord avec M. Fouillée ; les diverses parties de l’organisme sont subordonnées au système nerveux central, et la subordination croît avec le progrès organique. (Cf. Science sociale, p. 151.)