Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
386
revue philosophique

mais même celle des deux autres, par conséquent à retirer à la vue la perception totale de l’étendue et à ne lui laisser que celle de couleur. D’Alembert a dit quelque chose de semblable ; et plus tard D. Stewart a exprimé la même opinion. Mais, dit notre auteur, « non seulement la couleur me représente toujours l’étendue, mais encore partout où je conçois de l’étendue je suppose toujours une couleur, au moins la couleur noire, couleur réelle, qui prend toujours la place des autres couleurs quand elles manquent. » On prétend que le noir n’est pas une couleur, mais la privation de toute couleur. « Quand nous regardons un corps noir, dit un célèbre physicien, l’abbé Nollet, ce n’est pas lui que nous voyons : ce sont les surfaces éclairées ou lumineuses qui l’environnent et qui lui servent comme de champ. » Ce paradoxe, dit notre auteur, tombe à la moindre réflexion : ou nous voyons ce corps par la vue d’un autre corps, ce qui est absurde, ou quand nous regardons un corps noir, nous ne voyons rien, ce qui est contre l’expérience. Nous n’avons d’ailleurs, pour réfuter l’explication de l’abbé Nollet, qu’à regarder un objet de couleur noire assez grand pour fixer et borner notre vue sans aucun corps environnant d’une autre couleur. N’est-il pas évident qu’alors nous percevons le noir par lui-même ? Le noir est donc une couleur réelle, et l’auteur dit même qu’elle lui paraît innée ; il ne semble pas douter que les aveugles eux-mêmes n’en aient la perception.

Cette opinion de notre auteur sur la réalité de la couleur noire est confirmée par le témoignage du plus illustre des physiologistes de nos jours qui se soient occupés des phénomènes de la vision. « Le noir, dit M. Helmholtz, est une sensation véritable, quoiqu’il soit produit par l’absence de lumière. Nous distinguons nettement la sensation du noir de l’absence de toute sensation. En effet, s’il y a dans le champ visuel un objet qui n’envoie aucune lumière à notre œil, il nous apparaît en noir, tandis que les objets situés derrière nous, qu’ils soient clairs ou obscurs, ne nous paraissent pas noirs, mais ne nous donnent aucune sensation. Lorsque nous fermons les yeux, nous avons fort bien conscience que le champ visuel est limité, et nous ne l’étendons nullement derrière notre dos. » Ainsi le noir existe comme couleur. Rey Régis en tire cette conséquence que jamais l’étendue ne nous apparaît sans couleur ; et il est très vrai que lors même que nous pensons à l’espace vide, à l’espace infini, nous nous le représentons comme gris, comme noir ou comme Blanc, mais jamais sans aucune couleur. Ces faits semblent donc tout à fait contraires à l’opinion de ceux qui, comme D. Stewart, refusent à la vue toute perception d’étendue, même en superficie, et veulent la borner à la perception de la couleur. Notre auteur va