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poursuivait autrefois avec un grand intérêt. Il s’en éloignait avec un sentiment d’impuissance et de faiblesse enfantine, avec une angoisse d’autant plus vive qu’il se rappelait le temps où il leur consacrait des heures délicieuses. Un ouvrage inachevé, auquel il avait donné le meilleur de son intelligence, ne lui paraissait plus qu’un tombeau d’espérances éteintes, d’efforts frustrés, de matériaux inutiles, de fondations jetées pour un édifice qui ne se construirait jamais. Dans « cet état de débilité volitionnelle, mais non intellectuelle, » il s’appliqua à l’économie politique, étude à laquelle il avait été autrefois éminemment propre. Après avoir découvert beaucoup d’erreurs dans les doctrines courantes, il trouva dans le traité de Ricardo une satisfaction pour sa soif intellectuelle, et un plaisir, une activité qu’il ne connaissait plus depuis longtemps. Pensant que des vérités importantes avaient cependant échappé à l’œil scrutateur de Ricardo, il conçut le projet d’une Introduction à tout système futur d’économie politique. Des arrangements furent faits pour imprimer gt publier l’ouvrage, et il fut annoncé à deux fois. Mais il avait à écrire une préface et une dédicace à Ricardo, et il se trouva complètement incapable de le faire ; aussi les arrangements furent contre-mandés et l’ouvrage resta sur sa table.

« Cet état de torpeur intellectuelle, je l’ai éprouvé plus ou moins durant les quatre années que j’ai passée sous l’influence des enchantements circéens de l’opium. C’était une telle misère qu’on pourrait dire en vérité que j’ai vécu à l’état de sommeil. Rarement j’ai pu prendre sur moi d’écrire une lettre : une réponse de quelques mots, c’est tout ce que je pouvais faire à l’extrême rigueur, et souvent après que la lettre à répondre était restée sur ma table des semaines et même des mois. Sans l’aide de M. …, aucune note des billets soldés ou à solder n’eût été prise et toute mon économie domestique, quoiqu’il advint de l’économie politique, fut tombée dans une confusion inexprimable. C’est là un point dont je ne parlerai plus et dont tout mangeur d’opium fera finalement l’expérience : c’est l’oppression et le tourment que causent ce sentiment d’incapacité et de faiblesse, cette négligence et ces perpétuels délais dans les devoirs de chaque jour, ces remords amers qui naissent de la réflexion. Le mangeur d’opium ne perd ni son sens moral ni ses aspirations : il souhaite et désire, aussi vivement que jamais, exécuter ce qu’il croit possible, ce qu’il sent que le devoir exige ; mais son appréhension intellectuelle dépasse infiniment son pouvoir non-seulement d’exécuter, mais de tenter. Il est sous le poids d’un incube et d’un cauchemar ; il voit tout ce qu’il souhaiterait de faire, comme un homme cloué sur son lit par la langueur mortelle d’une