Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
revue philosophique

frapper à la porte de son frère et lui cria : Venez vite, le suicide me poursuit, bientôt je ne résisterai plus[1]. »

Calmeil, dans son Traité des maladies inflammatoires du cerveau, rapporte le cas suivant, dont il a été témoin :

« Glénadel, ayant perdu son père dès son enfance, fut élevé par sa mère, qui l’adorait. À seize ans, son caractère, jusque-là sage et soumis, changea. Il devint sombre et taciturne. Pressé de questions par sa mère, il se décida enfin à un aveu : — Je vous dois tout, lui dit-il, je vous aime de toute mon âme ; cependant depuis quelques jours une idée incessante me pousse à vous tuer. Empêchez que, vaincu à la fin, un si grand malheur ne s’accomplisse ; permettez — moi de n’engager. — Malgré des sollicitations pressantes, il fut inébranlable dans sa résolution, partit et fut bon soldat. Cependant une volonté secrète le poussait sans cesse à déserter pour revenir au pays tuer sa mère. Au terme de son engagement, l’idée était aussi forte que le premier jour. Il contracta un nouvel engagement. L’instinct homicide persistait, mais il acceptait la substitution d’une autre victime. Il ne songe plus à tuer sa mère, l’affreuse impulsion lui désigne nuit et jour sa belle-sœur. Pour résister à cette seconde impulsion, il se condamne à un exil perpétuel.

« Sur ces entrefaites, un compatriote arrive à son régiment, Glénadel lui confie sa peine : — Rassure-toi, lui dit l’autre, le crime est impossible, ta belle-sœur vient de mourir. À ces mots, Glénadel se lève comme un captif délivré ; une joie le pénètre ; il part pour son pays, qu’il n’avait pas revu depuis son enfance. En arrivant, il aperçoit sa belle-sœur vivante. Il pousse un cri, et l’impulsion terrible le ressaisit à l’instant comme une proie.

« Le soir même, il se fait attacher par son frère, — Prends une corde solide, attache-moi comme un loup dans la grange et va prévenir M. Calmeil… » Il obtint de lui son admission dans un asile d’aliénés. La veille de son entrée, il écrivait au directeur de l’établissement : « Monsieur, je vais entrer dans votre maison. Je m’y conduirai comme au régiment. On me croira guéri ; par moments peut-être je feindrai de l’être. Ne me croyez jamais ; je ne dois plus sortir, sous aucun prétexte. Quand je solliciterai mon élargissement, redoublez de surveillance : je n’userais de cette liberté que pour commettre un crime qui me fait horreur. »

Il ne faut pas croire que cet exemple soit unique ni même rare, et l’on trouve chez les aliénistes plusieurs cas d’individus qui, tour-

  1. Guislain, Ouvrage cité, I, 479.