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RIBOT. — les affaiblissements de la volonté

c’est que la volonté, l’activité d’ordre complexe et supérieur, puisse devenir dominatrice. Les causes qui l’élèvent et la maintiennent à ce rang sont les mêmes qui chez l’homme élèvent et maintiennent l’intelligence au-dessus des sensations et des instincts : et à prendre l’humanité en bloc, les faits prouvent que la domination de l’une est aussi précaire que celle de l’autre. Le grand développement de la masse cérébrale chez l’homme civilisé, l’influence de l’éducation et des habitudes qu’elle impose, expliquent comment, malgré tant de chances contraires, l’activité raisonnable reste souvent maitresse.

Les faits pathologiques qui précèdent montrent bien que la volonté n’est pas une entité régnant par droit de naissance, quoique parfois désobéie, mais une résultante toujours instable, toujours près de se décomposer, et, à vrai dire, un accident heureux. Ces faits, et ils sont innombrables, représentent un état qu’on peut appeler également une dislocation de la volonté et une forme rétrograde de l’activité.

Si nous considérons les cas d’impulsions irrésistibles avec pleine conscience, nous voyons que cette subordination hiérarchique des tendances — qui est la volonté — se coupe en deux tronçons : au consensus qui seul la constitue s’est substituée une lutte entre deux groupes de tendances contraires et presque égales, en sorte qu’on peut dire qu’elle est disloquée[1].

Si nous considérons la volonté non plus comme un tout constitué, mais comme le point culminant d’une évolution, nous dirons que les formes inférieures de l’activité l’emportent, et que l’activité humaine rétrograde. Remarquons d’ailleurs que le terme « inférieures » n’implique aucune préoccupation de morale. C’est une infériorité de nature, parce qu’il est évident qu’une activité qui se dépense tout entière à satisfaire une idée fixe ou une impulsion aveugle est par

    pathologique le fait rapporté par Meschede (Correspondenz Blatt, 1874, II) d’un homme qui « se trouvait dans cette singulière condition que lorsqu’il voulait faire une chose, de lui-même, ou sur l’ordre des autres, lui ou plutôt ses muscles faisaient juste le contraire. Voulait-il regarder à droite, ses yeux se tournaient à gauche, et cette anomalie s’étendait à tous ses autres mouvements. C’était une simple contre-direction de mouvement sans aucun dérangement mental et qui différait des mouvements involontaires en ceci : qu’il ne produisait jamais un mouvement que quand il le voulait, mais que ce mouvement était toujours le contraire de ce qu’il voulait. »

  1. On pourrait montrer, si c’était ici le lieu, combien l’unité du moi est fragile et sujette à caution. Dans ces cas de lutte, quel est le vrai moi, celui qui agit ou celui qui résiste ? Si l’on ne choisit pas, il y en a deux. Si l’on choisit, il faut avouer que le groupe préféré représente le moi au même titre qu’en politique, une faible majorité obtenue à grand’peine, représente l’État. Mais ces questions ne peuvent être traitées en passant : j’espère leur consacrer quelque jour une monographie.