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RIBOT. — les affaiblissements de la volonté

faire ou croire se refusant obstinément à sortir de ce flot de paroles ; en sorte que, le plus souvent, vous vous sentiez logiquement perdu, engouffré et près d’être noyé par cette marée de mots ingénieux, débordant sans limites comme pour submerger le monde.

« Il commençait d’une façon quelconque. Vous lui posiez une question, vous lui faisiez une observation suggestive. Au lieu de répondre, il commençait par accumuler un appareil formidable de vessies natatoires logiques, de préservatifs transcendentaux, d’autres accoutrements de précaution et de véhiculation. Peut-être à la fin succombait il sous le poids ; mais il était bien vite sollicité par l’attrait de quelque nouveau gibier à poursuivre d’ici ou de là, par quelque nouvelle course, et de course en course à travers le monde, incertain du gibier qu’il prendrait et s’il en prendrait. Sa conversation se distinguait comme lui-même par l’irrésolution ; elle ne pouvait se plier à des conditions, des abstentions, un but défini ; elle voguait à son bon plaisir, faisant de l’auditeur avec ses désirs et ses humbles souhaits un repoussoir purement passif.

« Brillants îlots, ilots embaumés, ensoleillés et bénis, îlots de l’intelligible ! je les ai vus sortir du brouillard, mais rares et pour être engloutis aussitôt dans l’élément général.

« On avait toujours des mots éloquents, artistement expressifs ; par intervalles, des vues d’une pénétrante subtilité ; rarement manquait le ton d’une sympathie, noble quoique étrangement colorée ; mais, en général, cette conversation sans but, faite de nuages, assise sur des nuages, errant sans loi raisonnable, ne pouvait être appelée excellente, mais seulement surprenante ; elle rappelait l’expression amère de Hazlitt : Excellent causeur, en vérité, si on le laisse ne partir d’aucune prémisse, pour n’arriver à aucune conclusion[1]. »

Descendons maintenant aux vulgaires exemples d’affaiblissement acquis de l’attention volontaire. Elle se présente sous deux formes ;

1o La première est caractérisée par une activité intellectuelle exagérée, une surabondance d’états de conscience, une production anormale de sentiments et d’idées dans un temps donné. Nous en avons fait déjà mention à propos de l’ivresse alcoolique. Cette exubérance cérébrale éclate davantage dans l’ivresse plus intelligente du hachich et de l’opium. L’individu se sent débordé par le flux incoercible de ses idées, et le langage n’est pas assez rapide pour rendre la rapidité de la pensée ; mais en même temps le pouvoir de diriger les idées devient de plus en plus faible, les moments lucides de plus en plus

  1. Carlyle, The Life of Sterling, ch.  VII.