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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

grands hommes des filles éminentes que des fils dignes de leur nom. Il n’y a pas à insister sur ce fait universellement reconnu et admis que la plupart des grands hommes, depuis Périclès jusqu’à Napoléon Ir, ou n’ont pas eu de postérité ou n’ont laissé après eux que des enfants faibles de corps et d’esprit ; mais, s’il y ait les exceptions, c’est beaucoup plutôt dont la ligne féminine qu’on les rencontre. Aussi l’on remarque que, dans la famille de Théodose, « le talent et la vigueur semblent s’être transmis surtout aux femmes[1] » (les Pulchérie. On rappelle que de P. Corneille descend en ligne directe Charlotte Corday, que Gustave-Adolphe eut pour fille la célèbre reine Christine, qui réunit à sa cour de Stockholm Grotius, Descartes et Vossius. On cite encore Mme de Staël, fille de Necker, comme on citait dans l’antiquité la fille de Cicéron, Tullia, fort supérieure, à tous égards, à son frère Marcus, Julia, la fille de César, et l’illustre savante Hypathie, fille du grand géomètre Théon.

Un autre fait (on n’ose dire, en matière si complexe et si capricieuse, une loi), c’est que le grand homme semble hériter plus souvent de sa mère que de son père. « Buffon avait pour principe, dit Héraut de Séchelles, qu’en général les enfants tiennent de leurs mères leurs qualités intellectuelles et morales. Il en faisait l’application à lui-même, en faisant un éloge pompeux de sa mère, qui avait en effet beaucoup d’esprit, des connaissances très étendues et une tête bien organisée. » Tel était[2] le cas de Bacon, de Condorcet, de Cuvier, de d’Alembert, de Watt, dans les sciences, L’histoire des hommes d’action nous en offre aussi des exemples, car tous les historiens s’accordent pour retrouver Cornélie dans les Gracques, Blanche de Castille dans saint Louis, Jeanne d’Albret dans Henri IV, Lætitia dans Bonaparte, etc., de même que les littérateurs retrouvent sainte Monique dans saint Augustin. Il semble même que, là où les ascendants mâles ont été remarquables, la part des femmes n’a pas été la moins belle. Un des très rares exemples de l’hérédité directe, et l’un des plus beaux à coup sûr, est celui de Charlemagne, fils de Pépin le Bref, petit-fils de Charles Martel, arrière-petit-fils de Pépin d’Héristal ; mais il était fils aussi de la reine Berthe, sur qui nous avons ce témoignage d’un évêque contemporain : « Ô roi, écrivait à Charlemagne lui-même l’évêque Cartulf, si le Dieu tout puissant vous a élevé en honneur et en dignité au-dessus de vos contemporains et de vos prédécesseurs, vous le devez aux vertus de votre mère[3]. » Ajoutons que

  1. Th. Ribot, ouvrage cité, p. 109.
  2. D’après Galton.
  3. Voyez le grand ouvrage de M. Vétaut sur Charlemagne. On sait d’ailleurs que Berthe avait une grande influence sur ses fils et qu’elle seule pouvait conserver ou remettre entre eux la paix.