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cet ordre est évidemment un homme qui se tue, mais le meurtre de soi-même n’est un suicide qu’à la condition d’être volontaire et spontané. Si vous voulez, en dépit de l’histoire, appeler suicide la mort de Socrate et la mort de Sénèque, au moins apportez des textes et donnez des raisons. Peut-être M. Legoyt a-t-il cru en racontant ces suicides fameux donner à son livre un plus grand intérêt dramatique, mais c’est une préoccupation qu’il n’avait le droit d’éprouver que dans la mesure où elle n’oterait rien à la rigueur scientifique de son exposition. Au surplus, ces graves réserves faites, je reconnaîtrai de bonne grâce qu’on lit avec plaisir beaucoup de détails curieux et de récits instructifs. En voici un exemple : « En 1700, Thomas Creech, bien connu par sa belle traduction et son excellent commentaire de Lucrèce, écrit en marge de son manuscrit, Nota bene : quand j’aurai terminé mon livre sur Lucrèce, il saut que je me tue. » Et il tient parole, pour finir comme son auteur de prédilection.

La statistique occupe heureusement la plus grande partie de l’ouvrage, et elle est fort instructive. Analyser des chiffres, ce serait les citer ; il faut donc se borner à indiquer les résultats généraux. L’auteur étudie successivement le suicide dans ses rapports avec les pays et les climats, l’âge et le sexe, l’état civil et la condition sociale, la contagion et l’hérédité, voire même le mois de l’année et le jour de la semaine.

C’est l’Allemagne qui offre le plus grand nombre de suicides : 261 pour un million d’habitants. Viennent ensuite le Danemark (257), la Suisse (215), la France (160), l’Autriche (121), la Suède (96), la Belgique (87), l’Angleterre (69), la Norwège (55), la Hollande (45), l’Écosse (37), l’Italie (37), la Finlande (35), la Russie (30), l’Irlande (21), l’Espagne et le Portugal (17). L’auteur n’ignore pas que l’authenticité de ces chiffres n’est pas incontestable. Ainsi on est étonné d’apprendre que l’Angleterre, pays du spleen, ne vienne qu’au huitième rang pour le nombre des suicides ; on s’en étonne moins quand on se rappelle qu’en Angleterre les biens des suicidés appartiennent de plein droit à la couronne. Or, pour éviter une confiscation, on cache le suicide, ou, s’il est impossible de le dissimuler on déclare qu’il a eu lieu dans un accès de folie ou sous l’influence de l’aliénation mentale, La couronne se fait volontiers complice de cette supercherie pour atténuer la cruauté de la loi, et fait ainsi passer les intérêts de l’humanité avant ceux de la statistique. Ajoutons que dans tout pays le suicide est, aux yeux du peuple, une flétrissure et que les familles ne l’avouent que s’il est impossible de le tenir secret : une foule de causes contribuent donc à rendre suspects les chiffres officiels. Une seule suffirait : la négligence presque universelle de ceux qui ont la mission de recueillir ces chiffres. Peu ou pas de contrôle, et, pourvu que les diverses colonnes de la feuille administrative soient à peu près remplies et que les totaux concordent entre eux, cela suffit. Aussi M. Legoyt a-t-il quelque fois des accès d’indignation, par exemple (p. 143) quand on ne lui signale aux États-Unis que 32 suicides pour un million d’habitants.