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ANALYSES. — A. LEGOYT. Le suicide ancien et moderne.

Un autre tableau très instructif nous montre parallèlement l’accroissement de la population et l’accroissement du nombre des suicides : ce dernier est partout supérieur à l’autre. C’est ainsi qu’en Autriche l’accroissement p. 100 de la population est 9,2 et l’accroissement du nombre des suicides 66,5. Les chiffres qui concernent la France ont une bien triste éloquence : la population, au lieu de s’accroître, diminue (c’est le seul pays d’Europe avec l’Irlande) et le nombre des suicides s’est accru de 1865 à 1876 dans la proportion de 17,3 0/0. Il faut bien que les influences de climat ne jouent qu’un faible rôle dans le suicide, puisque la France et l’Italie offrent un accroissement constant, puisque d’autre part les données statistiques montrent qu’on se tue relativement peu en Norwège et en Russie, moins dans les pays glacés que dans les pays du soleil et les pays tempérés. Rien de précis non plus sur les influences de races. Il semble que les causes du suicide sont presque exclusivement économiques, sociales et morales.

Quelle est la part d’influence de l’âge et du sexe ? C’est une opinion généralement adoptée que l’amour de la vie s’accroit avec l’âge et que le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. Esquirol avait écrit : « La vieillesse, qui inspire à l’homme le désir de vivre, parce qu’il est plus près du terme de la vie, est rarement exposée au suicide. » M. Legoyt nous apprend qu’il faut réformer entièrement ce préjugé : il est constaté qu’on ne s’aguerrit pas dans la lutte pour la vie en proportion des années et que, de l’enfance à la vieillesse, le suicide manifeste une ascension continue pour la femme et qui s’arrête pour l’homme entre soixante-dix à quatre-vingts ans. Nous remarquons aussi que le nombre des suicides d’enfants a beaucoup augmenté dans les vingt dernières années : il faut en chercher la cause dans une éducation sentimentale qui surexcite l’imagination et la nervosité ; dans une éducation efféminée qui paralyse la volonté et détruit toute énergie ; ajoutons dans une instruction hâtive et indigeste, donnée en vue des examens et des concours, apte à sursaturer la mémoire et à étouffer la réflexion.

En thèse générale, la femme se tue moins que l’homme, soit qu’elle ait un instinct plus énergique de conservation, une plus grande force de résistance dans les crises morales et les souffrances physiques, soit qu’elle ait moins à souffrir généralement de la lutte pour la vie, ou simplement que sa timidité naturelle lui inspire une plus grande répugnance pour l’acte violent du suicide. Il est intéressant de remarquer que jusqu’à trente ans (en France surtout de quinze à vingt ans) la femme se tue plus que l’homme ; c’est une époque critique et l’âge des suicides d’amour. Pour les deux sexes, les célibataires se tuent plus volontiers que les gens mariés et les veufs plus volontiers que les célibataires. Pourtant, en ce qui concerne les femmes, le mariage et le célibat n’ont qu’une influence insignifiante, plutôt en faveur du célibat.

Le suicide s’accroît avec l’instruction ; il frappe surtout les professions libérales, fonctions publiques, profession médicale, enseignement des lettres et des sciences. Le commerce vient ensuite, puis l’in-