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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

enfants avaient beau être nombreux, la durée de la famille courait sans cesse de grands dangers[1]. Etait-ce le cas des bourgeois et des manants ? On est tenté à priori de croire le contraire, et il y a des faits tendant à prouver qu’on aurait raison. Dans une discussion de l’Académie des sciences morales et politiques[2], le savant publiciste Louis Passy, après avoir reconnu qu’en effet les hautes familles de la noblesse s’éteignaient promptement en Europe, ajoute les considérations judicieuses et les faits curieux que voici : « Il faut distinguer entre les classes nobles opulentes et les portions des classes privilégiées que l’exiguïté de leurs conditions rapprochait du peuple. La petite noblesse de Bretagne[3] est restée fort nombreuse, comme celle de quelques autres États qui se composaient de simples propriétaires cultivant entre eux de petits domaines ; et il y a en France des exemples de multiplication qui sembleraient attester que, dans certaines situations qui ne confèrent que des avantages modérés et ne constituent pas une opulence bien grande, les familles croissent promptement en nombre. Ainsi, sous le règne de Louis XIV, quelques familles réclamèrent des immunités d’impôts fondées sur des concessions d’un ordre particulier. On examina leurs droits. Il se trouva, entre autres, la descendance d’un paysan qui, ayant fait un pèlerinage à Jérusalem pour le compte du roi Henri Ier, avait été exempté, lui et les siens, de toute taxe ; et comme cette descendance se montait à huit mille personnes, l’arrêt ne conserva à ces personnes que l’immunité des taxes existant à l’époque du pèlerinage. Cette famille portait le nom de Lemaire. »

Ainsi voilà une famille, et il y en a certainement beaucoup d’autres dans le même cas, à laquelle la durée, si longue qu’elle ait été, n’a point suffi pour produire un homme éminent. La durée n’est donc pas tout, et le nombre non plus. Ne sommes-nous donc pas, avec la phrase de Gœthe, dans une espèce de cercle vicieux, si d’un côté la seule durée, comme il le dit, doit donner à toute la famille un héritier qui l’illustre, et si d’autre part la médiocrité est elle-même une des meilleures conditions de longévité ?

Mais cette médiocrité, dont nous parlons ici avec L. Passy, doit être évidemment entendue dans un sens élevé. Il n’y a donc pas

  1. La famille Choiseul eut vingt-huit des siens tués à la guerre sous Louis XIV. Voy. Ch. Lonaudre, Histoire de la noblesse française, p. 191. Voyez aussi le mėmoire si souvent cité et si rempli d’intérêt de Benoiston de Chateauneuf sur la durée des familles nobles en France, Académie des sciences morales et politiques, année 1845.
  2. À la suite de la lecture du mémoire précité, année 1845, p. 239.
  3. Il faudrait sans doute ajouter : celle des provinces on le droit d’aînesse n’existait pas.