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lieu de s’étonner si, dans des familles laborieuses, distinguées, honnêtes, respectueuses des traditions et suffisamment ouvertes au progrès, il y ait comme des dynasties d’hommes éminents, sans toutefois qu’il y apparaisse généralement de vrais et incontestables génies. C’est là le caractère de la plupart de ces groupes d’hommes de talent qu’on cite si volontiers, et à bon droit, dans les livres qui traitent de l’hérédité. Les Estienne, les Grotius, les Lamoignon, les Bernouilli, les Cassini, les Jussieu, les Say, les de Candolle dans les sciences, les Carrache, les Téniers, les Van Ostade, les Van der Velde, les Vernet dans les arts, les Saulx-Tavannes, les Montmorency, on peut même dire les Guise et les Nassau en politique, n’ont point, en somme, donné de personnages à mettre sur le même pied que les Descartes, les Newton, les Raphaël, les Frédéric le Grand, etc. Nous en dirons autant des juges de Londres, dont Galton nous dit que, sur 256 qui se sont succédé en 205 ans, 112 ont eu un ou plusieurs parents illustres, de telle sorte que la probabilité qu’un de ces magistrats ait eu dans sa famille un ou plusieurs membres éminents dépasse le rapport de 1 à 3. Mais encore une fois, si ce résultat est loin d’être sans valeur au point de vue de l’hérédité en général[1], on ne voit pas aussi bien ce qu’il a à démêler avec l’hérédité de ce qu’on nomme en français le génie ; car, dans ces galeries d’hommes distingués, nous n’en voyons guère qui aient la réputation de puissants politiques ou de hardis novateurs.

En résumé, la durée des familles et la persistance des sérieuses qualités qui les distinguent, voilà ce qui paraît, quant à présent, se concilier avec l’honnêteté, avec le talent, avec la supériorité même de l’intelligence, du caractère et de la vertu, beaucoup plutôt qu’avec le génie.

Voici maintenant la seconde difficulté. Que les critiques et les biographes s’appliquent avec succès à découvrir en quoi l’homme célèbre a hérité des goûts, des sympathies, des habitudes de l’un ou de l’autre de ses ascendants, ils sont dans leur droit. Mais expliquer le caractère d’un homme, sa vocation spéciale ou la tournure particulière de son génie, est-ce là expliquer son génie même et la

  1. On comprend que ceux qui veulent simplement mettre en lumière l’action de l’hérédité, quelle qu’elle soit, se trouvent beaucoup moins embarrassés pour établir leur thèse. Qu’un homme médiocre soit le fils d’un homme éminent, si l’auteur peut établir que sa mère, sa grand’mère ou tantes était une coquine ou une sotte, sa théorie n’en triomphe pas moins. Nul de nous ne s’est fait seul, et il faut bien que nous tenions de ceux qui nous ont donné leur chair et leur sang. Mais, nous le répétons, ce n’est pas [illisible] des facultés, quelles qu’elles soie nt, que nous traitons ici ; c’est [illisible] héréditaire du génie, si elle existe.