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On affirme aujourd’hui, nous le savons, que tout organisme est ainsi le produit d’un grand nombre de vies élémentaires : celles-ci se réunissent en association, en colonie ; elles délèguent peu à peu à l’une d’entre elles la direction des grandes fonctions qui les font vivre ; et c’est le mode d’organisation éxigé par la centralisation des fonctions qui fait une place et un rôle, de très variable importance, aux éléments ainsi groupés en un même tout. Mais, à part les monstruosités et les perturbations séculaires, il semble bien que le groupement de ces existences, leurs rapports mutuels et le choix de l’individu directeur, soient arrêtés d’avance. Tout œuf en effet porte en lui, et dès le premier instant de l’évolution, la totalité des caractères de l’organisme futur. L’idée directrice de l’évolution vitale est bien alors une conception totale et d’une seule pièce. Ajoutons qu’elle ne demande aucune réflexion et ne coûte aucun effort à l’activité qu’elle conduit. La finalité qui se manifeste dans la formation de l’œuvre d’art exige, quoi qu’en dise M. de Hartmann, plus de réflexion et plus de volonté.

On ne conteste point que le génie ait conscience de l’idée présente. On ne niera même pas qu’il ait conscience de la liaison de cette même idée avec celles qui la précèdent ; car, de quelque façon qu’il ait trouvé la solution de son problème, il sait que c’est une solution, et c’est pour cela qu’il s’y arrête. Le musicien se complaît à développer sa phrase musicale, parce qu’il sent qu’elle achève avec succès la mélodie commencée. Le peintre est heureux de tenir un dernier détail, un coup de pinceau, un trait, un contraste dans les couleurs, parce qu’il y trouve quelque chose qui lui manquait. Supposez encore une fois que cette dernière idée soit une trouvaille accidentelle, une dictée de quelque génie, le résultat d’une mécanique cérébrale ou tout ce qu’il vous plaira d’imaginer, l’artiste n’en voit pas moins le lien qui la rattache à celles qui s’étaient déjà offertes à lui. Ce n’est pas là seulement la condition du génie ni même du talent : c’est la condition de la science la plus humble et de l’art le plus médiocre. Il n’y a pas lieu de plus insister ici. Ce qui est plus important et plus sujet à controverse, c’est de savoir si le génie inventeur a conscience du lien qui rattache ses idées présentes à l’idée d’une création future, et quelle est, relativement aux idées successives qu’il organise en un tout, la valeur de cette conception dominante, à laquelle nous paraît suspendu tout le travail discursif de l’invention.

Un jeune écrivain[1] a prétendu tout récemment que nulle inven-

  1. Paul Souriau, Théorie de l’invention. Paris, Hachette. 1881.