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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

sentiments, ces besoins, l’artiste et le savant ne se les donnent pas ; les œuvres qui en résultent ne sont donc pas plus préméditées qu’eux ; et comme eux c’est du déterminisme des causes antérieures ou de la pure nécessité qu’elles relèvent. — Le grand homme assurément ne se donne pas à lui-même toutes ses aptitudes et tous ses désirs, pas plus qu’il ne se donne toutes ses passions et tous ses travers ; et l’on peut dire, si l’on veut, en modifiant légèrement la phrase de M. de Hartmann, qu’il reçoit comme un don de ses aïeux son tempérament tout formé. Mais parmi cette multitude d’idées et de tendances qui se combattent en lui, comme elles luttent autour de lui dans son époque, il faut bien qu’il y ait un jour ou l’autre un clinamen, en un point où se rallient, comme nous l’avons montré dans nos précédentes études, des forces jusqu’alors incohérentes. Le grand homme se fait ainsi de lui-même et de ce qu’il peut une idée qui grandit avec le sentiment toujours croissant de sa supériorité. Les éléments dont un individu se forme l’idéal de sa personne et de sa vie sont donc déterminés, nous l’admettons ; mais ni Colomb, ni Leibniz, ni Léonard de Vinci, ni Bonaparte, ni aucun autre, n’ont eu la faveur de contempler cet idéal tout fait, pour le suivre docilement, comme un berger suit son étoile. C’est par la direction et la fixité voulue de leurs regards qu’ils s’en sont formé une image durable et distincte ; puis c’est cet idéal doué d’avance par eux-mêmes de ce que Gœthe appelle si bien « une réalité imaginaire », qui est devenu le principe à la fois moteur et directeur de leurs pensées. Comment d’ailleurs en serait-il autrement, s’il est vrai, comme on nous le dit, que les influences sont infinies, par conséquent très différentes, disséminant leurs actions dans des milieux qui les subdivisent en les brisant, de telle sorte qu’ « il n’arrive rien au monde qui ne soit infiniment improbable, moralement impossible[1] » ? Pour arrêter cette dispersion illimitée des influences, cet émiettement sans fin des petites raisons et des petites causes, qui ne donneraient jamais que des composés instables, il faut évidemment des centres d’attraction. Dans une intelligence réfléchie ce rôle ne peut être rempli que par une idée. Mais l’idée du passé serait stérile, si l’imagination ne venait pas former autour d’elle, avec des fragments tirés des souvenirs, des ensembles considérés d’abord comme possibles, puis comme désirables, donc placés provisoirement dans le futur, et qui, par leurs affinités et leurs sympathies, opèrent parmi toutes les influences une sélection déterminée, tendant le plus possible à l’unité.

  1. P. Souriau, — Au seul point de vue des causes efficientes, ceci est par faitement exact, et la formule est très heureuse.