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posée par la nature intime de nos cordes et de nos fibres, sa chanson gaie ou douloureuse, pourvu qu’il nous entraîne avec lui dans quelques-uns de ces mouvements que doit traverser toute passion profonde, résignation, allégresse, abandon naïf, quiétude noble et majestueuse. Le thème aimé sera celui qui, exprimant avec le plus de fidélité « le sentiment moteur » des préoccupations actuelles de l’artiste, aura paru aussi le plus capable de se prêter à cette variété nécessaire des tons et des formes ; il sera donc ébauche et modèle, comme le morceau détaché de la Symphonie héroïque fut en même temps l’ébauche et le modèle de la Symphonie en ut mineur.

Mais l’art ne se révèle pas uniquement sous les formes sensibles de la poésie, de la musique et du dessin, car la passion n’a pas uniquement pour objet les satisfactions personnelles des sens ou même du cœur. Qui niera que Platon ait eu la passion de l’idéal et Aristote la passion de l’individualité, que Spinoza ait eux l’ivresse du divin », comme Diderot et Gœthe ont eu l’ivresse de la nature ? Novalis a pu même s’écrier, sans donner à rire à d’autres qu’à des esprits superficiels : « Sans enthousiasme, pas de mathématicien ! » De telles passions veulent être satisfaites comme les autres. Or toute passion, quand elle s’adresse à l’esprit, exige et obtient de lui des efforts qui débordent pour ainsi dire le travail de la raison pure, qui anticipent ses découvertes, puis les dépassent ; mais, chez les grands hommes, de tels efforts sont presque tous justifiés[1] par le succès, parce que par leur harmonie et leur grandeur ils s’étaient mis spontanément d’accord avec l’art éternel de la nature. Voilà les sentiments, voilà les passions qui se mêlent à l’idée créatrice du génie, et toute invention, en quelque ordre que ce soit, est gouvernée par la loi que Gœthe a exprimée en ces termes décisifs : « Nos désirs sont les pressentiments des facultés qui sont à nous, les précurseurs des choses que nous sommes capables d’exécuter. Ce que nous pouvons et ce que nous désirons se présente à notre imagination hors de nous et dans l’avenir ; nous éprouvons une aspiration vers un objet que nous possédons déjà secrètement. C’est ainsi qu’une anticipation passionnée transforme une possibilité vraie en une réalité imaginaire. Quand une telle tendance est prononcée en nous, à chaque pas de notre développement une portion de notre désir primitif s’accomplit, dans des circonstances favorables par la voie directe, dans les circonstances défavorables par un détour d’où nous ne manquons jamais de regagner l’autre route. »

On nous arrêtera ici, et l’on nous dira : Mais ces désirs, ces pres-

  1. Ou absous pour le bien qu’ils ont fait, même à la science.