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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

que si les Russes n’avaient pas commis largement la faute que Napoléon espérait d’eux, et que si tel ou tel obstacle imprévu, arrêtant quelques divisions en marche, eût réduit au-dessous du minimum fixé les forces destinées à contenir l’ennemi sur la droite, la réflexion eût bien obligé Napoléon à improviser un autre plan. L’histoire des années suivantes en donne au reste une preuve sans réplique. Un instant, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon eut la pensée de renouveler la manœuvre d’Austerlitz. La droite de l’archiduc Charles commençait à se glisser entre nos troupes et le Danube. Cependant Davout promettait d’être victorieux sur notre droite à nous, et on avait, pour percer le centre ennemi, une accumulation de moyens formidables. En laissant donc la droite autrichienne s’engager entre le fleuve et notre armée, et en se bornant d’abord à lui tenir tête, on pouvait l’isoler complètement et réunir ensuite contre elle des masses victorieuses. « Nous l’aurions prise tout entière, et la maison d’Autriche aurait peut-être succombé dans cette journée[1]. » Mais Napoléon n’avait plus les troupes du camp de Boulogne ; son armée était déjà remplie de jeunes recrues et de contingents étrangers. « Il n’osa donc pas risquer une combinaison féconde, qui aurait exigé chez ses soldats un sang-froid fort rare, celui de se laisser tourner sans être ébranlé. Il ne songea donc qu’à arrêter sur-le-champ le progrès des Autrichiens vers : le centre et vers la gauche. »

Nous pouvons aller d’un bond à des modes de manifestation du génie bien différents de celui-là. Quand Horace a dit du poète :

Et que desperat tractata nitescere posse, relinquit

n’est-ce pas à une même nécessité qu’il a fait allusion ?

En réalité, ce qu’on appelle Inconscient dans la vie intellectuelle[2] dans l’art et dans la science, c’est de la réflexion accumulée ; car, en admettant que nos idées commencent par nous arriver spontanément ou au gré d’associations imprévues, ces idées ne comptent dans nos acquisitions utiles, qu’autant que nous les avons remarquées, analysées et classées. Une fois que, grâce à nos travaux antérieurs, elles sont consolidées dans notre esprit, elles y reposent, en quelque sorte, comme des fondements qu’on ne remue plus, mais sur lesquels un travail nouveau pourra s’édifier sûrement et vite, parce qu’il sera fait avec des matériaux de même qualité, de même résistance et taillés par la même main. En d’autres termes, il n’est pas étonnant que, dans la vie du grand homme, l’idée réussisse de plus

  1. Thiers, Consulat et Empire, tome X, p. 462.
  2. Nous ne disons pas dans la vie animale.