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en plus à s’accorder promptement avec les moyens d’action dont elle dispose ; c’est en effet la réflexion accumulée qui se rejoint à la réflexion actuelle ; l’une et l’autre se retrouvent et se reconnaissent en une harmonie longuement préparée. C’est ce que nous allons constater plus sûrement, en nous arrêtant à examiner d’un peu plus près ce qu’on est convenu d’appeler l’inspiration.

IV

L’inspiration, est-il besoin de le dire, ne saurait être un état partout semblable à lui-même et dépendant d’une faculté spéciale. Toutes les fois qu’un homme, exerçant ses facultés sur quelque matière d’importance, conçoit et applique une idée qui surprend par la grandeur de ses effets, on dit qu’il a été inspiré ; mais il serait difficile d’établir qu’un homme ait jamais été « inspiré » dans un art autre que celui qu’il connaît et pratique habituellement et où l’ont porté ses aptitudes. Il n’est pas probable qu’un poète trouve sur un champ de bataille des inspirations tactiques analogues à celles qu’il rencontre dans ses fictions ; et si Tyrtée a été inspiré, c’est en composant sa célèbre poésie, non en faisant manœuvrer ses bataillons. Les formes que cet état peut revêtir sont d’ailleurs nombreuses. Le mot : « qu’il mourût ! » est une inspiration… sublime, ajoute-t-on quelquefois ; mais le plus souvent le substantif à lui seul en dit assez. La bienfaisante brutalité d’un chirurgien qui, repoussant autour de lui les timides, enfonce en temps opportun le bistouri sauveur ; le coup d’un financier qui, se trouvant seul à deviner une « situation de place » en profite soit pour assurer le succès d’une belle affaire hardiment lancée, soit pour se tirer d’un mauvais pas ; l’audace de l’architecte ou de l’ingénieur qui tournent un obstacle et, dans des conditions faites pour décourager un moins habile, savent trouver des moyens d’embellir et de consolider leur travail, ce sont là autant d’inspirations. La langue scientifique et la langue vulgaire sont parfaitement d’accord pour qualifier ainsi ces inventions heureuses, réalisant ces deux conditions : importance des effets ou des résultats, absence apparente de toute préparation et de tout effort. Ainsi nous trouvons de l’inspiration non seulement dans tel mot, tel hémistiche, tel coup de théâtre, mais dans telle poésie de plus longue haleine : c’est que la pensée y est sans nuage, que tout mot y produit effet, que les idées succèdent aux idées, les sentiments aux sentiments, avec une rapi-