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de ce qu’il écrit qu’à l’être de ce qu’il voit dans la société des autres hommes. Son esprit, qui a lutté contre tant de difficultés et d’illusions, lutte aussi contre la langue, car il veut lui faire exprimer, sans en altérer cependant la pureté, les sentiments les plus secrets de son âme tourmentée et ombrageuse ; mais ces mots enfin, il les a trouvés, et à travers eux l’intensité de son émotion nous arrive contagieuse et pénétrante. Pour tout dire, que l’on compare l’inspiration des Réveries du promeneur solitaire, ou de tant de pages des Confessions à la description si abondante de l’ile de Calypso et aux faciles effusions de Mentor sur les beautés de la vie champêtre. La Joconde est restée quatre ans sur le chevalet. Dans lequel des {{{2}}} travaux faits en quatre jours trouverait-on plus d’inspiration ? Mozart et Beethoven diffèrent autant qu’il est possible dans les procédés ou, pour mieux dire, dans les allures de leur travail. L’un a composé dès l’enfance ; l’autre a été amené à la musique par contrainte et même, dit-on, par violence[1]. L’un entendait immédiatement chanter en lui non seulement | air que son imagination lui apportait tout d’abord, mais tous ceux qui venaient se grouper autour du thème primitif, l’étendre et le varier pour former avec lui une œuvre harmonieuse ; l’autre cherchait, éprouvait, consultait ses idées, modifiait sa composition. L’inspiration du premier a plus de jeunesse, de mélancolie, de tendresse et de gaieté ; l’inspiration du second a plus de profondeur et de pathétique ; elles sont donc bien différentes, mais elles ne sont certainement pas inégales.

C’est encore l’erreur d’une vieille rhétorique que de considérer l’inspiration comme inséparable d’une effervescence violente des sentiments et d’une sorte de délire. Corneille et La Fontaine étaient fort calmes, chacun à sa manière ; et, d’un autre côté, plus d’un homme de talent, de génie même, a éprouvé les transports les plus vifs dans la composition de celles de ses œuvres qui nous paraissent aujourd’hui les moins inspirées. Voici ce que Voltaire, par exemple, dit de sa tragédie de Catilina[2] : « J’ai ébauché entièrement Catilina en huit jours. Ce tour de force me surprend et m’épouvante encore. Cela est plus incroyable que de l’avoir fait en trente ans ! Cinq actes en huit jours ! cela est ridicule, je le sais bien ; mais, si l’on savait ce que peut l’enthousiasme et avec quelle facilité une tête malheureusement poétique, échauffée par les Catilinaires de Cicéron et plus encore par l’envie de montrer ce grand homme tel qu’il est pour la liberté, le bien-être de son pays et de sa chère patrie, avec quelle facilité, dis je, ou plutôt quelle fureur une tête ainsi préparée et toute pleine de

  1. Voyez sa biographie dans Fétis.
  2. Lettre au président Hénault.