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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

dité entraînante. Par une de ces fictions où l’on se complait jusqu’à en être à moitié dupe, on croit que l’auteur a dû trouver tout cela d’un seul coup, que l’idée, l’image et la forme, le mot, le son, l’accord, tout enfin a dû nécessairement venir à lui, sans lui demander aucun effort, et s’est imposé victorieusement à sa pensée et à son art.

Tel est le sens général du mot inspiration. Voyons d’abord ce que l’inspiration n’implique pas (quoi qu’on en dise) ; écartons les symptômes faux et menteurs auxquels on prétend trop souvent la lier.

La facilité ou la difficulté plus ou moins grande[1] du travail interne et préparateur peuvent caractériser la physionomie particulière du génie de tel ou tel homme ; mais ce n’est pas là ce qui fait la présence ou l’absence du génie même : on ne le contestera pas. Eh bien, quand nous qualifions une œuvre d’inspirée, c’est d’après l’effet qu’elle produit sur nous, non d’après le travail qu’elle a coûté et que nous ignorons, qu’il nous est même très difficile d’apprécier sans courir le risque de nous tromper : voilà qui nous semble aussi exact. L’esprit d’un auteur est allé avec une extrême rapidité d’une idée à une autre idée ; mais il a rempli l’intervalle de réminiscences et d’aperçus plus ou moins vagues. Ces vraisemblances lui ont suffi. Suffiront-elles au lecteur ? et nous supposons un lecteur intelligent. Ce n’est pas sûr ! Il est possible que cherchant, sans les trouver, ces idées intermédiaires, ce travail si facilement exécuté lui paraisse à lui pénible et embarrassé ! Supposons d’autre part un auteur très exigeant pour lui-même, ne voulant à aucun prix laisser rien d’obscur dans la suite de ses idées ; sa peine épargnera la nôtre, car un dernier mot, longtemps cherché, éclairera tout un ensemble et nous le fera embrasser d’un seul coup. Il n’y avait point de rature dans le Télémaque de Fénelon ; il y en avait considérablement dans les manuscrits de J.-J. Rousseau. Or comparons l’expression du sentiment de la nature telle qu’on la trouve chez l’un et chez l’autre. Fénelon voit tout à travers les anciens. Dès qu’un trait, pris à Homère ou à Virgile, revient dans sa mémoire, il l’accueille et le place dans ses périodes. À coup sûr, il est impossible d’imiter avec une familiarité plus naïve et plus heureuse. Et cependant l’accumulation des souvenirs est trop grande, le parti pris un peu pédantesque de faire la leçon à ses contemporains, en les ramenant à l’ « aimable simplicité du monde naissant », se fait trop sentir, pour que cette simplicité voulue nous fasse illusion. Rousseau, nous le savons, travaille ses expressions et remanie ses phrases. Il a autant de peine à être satisfait

  1. Une fois qu’on est arrivé à un certain degré, bien entendu : car il y a certaines difficultés de travail et de conception qui mettent irrévocablement un homme au-dessous de la moyenne ou qui lui interdisent de la franchir.