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qu’elle en provienne, c’est qu’elle la termine., au lieu de la prévenir, comme elle le fait chez les génies qui, sans en être ni plus ni moins grands, sont nés plus faciles et plus heureux. Les physiologistes expliquent la fièvre physique par le déchaînement d’énergies locales, dont certaines portions affaiblies du système nerveux ne modèrent plus l’activité. La fièvre morale ou intellectuelle peut être expliquée de la même manière. Ce sont ou des passions multipliées ou des désirs contradictoires, soulevés par une même passion, qui s’agitent, sans qu’un grand dessein leur impose son unité et les conduise avec discipline. Ce sont mille idées de détail qui cherchent encore, sans la trouver, l’idée maîtresse, à la lumière de laquelle chacune ira se ranger à sa place et recevoir le développement qui lui convient. Ces idées, vu leur nombre, ne peuvent être à peu près toutes que des idées secondaires ; et parmi elles il s’en trouve certainement beaucoup d’inutiles et de parasites. Elles forment donc d’abord une sorte de chaos ; chacune prétend non seulement à l’existence, mais à l’expression et au relief[1]. Obsédé de leurs ambitions respectives, l’esprit va de l’une à l’autre avec inquiétude et dépit ; car une idée ne satisfait que lorsqu’elle est claire, et la clarté est une chose relative, qui avant tout, suppose l’ordre, comme l’ordre à son tour veut une subordination, donc un point central et commun… Cette agitation dure plus ou moins longtemps : les uns en sortent très vite ; d’autres, qui ont trop de scrupules, en souffrent beaucoup ; d’autres enfin — parmi les faux talents — n’en souffrent jamais ; peut-être même s’y complaisent-ils, avec une naïve et niaise béatitude ; mais, tant qu’elle dure, disons hardiment que c’est un signe que l’inspiration n’est pas venue.

L’inspiration, en effet, que donne-t-elle ? Une idée quelconque qui ferait simplement une idée de plus à ajouter à la suite de toutes les autres ? Évidemment non. D’abord il en faudrait beaucoup trop. L’inspiration, quelle qu’elle soit précisément, n’est pas si fréquente, et on n’emploierait pas ce mot auguste et mystérieux pour si peu. Qu’on nous pardonne l’antique formule, à laquelle nous a ramenés la phrase même de Claude Bernard : ce n’est pas une idée que l’inspiration apporte, c’est l’idée. Pour parler plus explicitement, l’inspiration est quelque chose qui paraît tenir lieu d’un long travail, qui termine tout à coup une tentative menaçant d’être laborieuse, qui donne la clef d’un labyrinthe, suggère l’ex-

  1. De là ces conseils de tous les Arts poétiques :

    Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire.
    …Ambitiosa recidet ornamenta,…
    Le secret d’ennuyer est celui de tout dire.