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ne semblent avoir d’autre issue que ce qu’on appelle un coup de théâtre. L’inspiration par laquelle il résout le problème, triomphe du danger, dénoue la crise, ne peut cependant qu’être rattachée par des liens étroits à toutes les lois de son art et de sa science. Le coup de théâtre d’une tragédie par exemple, ne doit pas être en opposition avec les caractères des personnages et avec la logique des événements qu’a produits l’antagonisme de leurs passions. La continuité que nul ne soupçonnait devient visible après coup. Ainsi l’inspiration a sa source profonde et cachée là où le génie lui-même a la sienne.

Pour résumer toute cette étude, le génie est une force qui, loin de se refuser à l’analyse, implique, ce nous semble, l’harmonie de dons distincts, mais nécessaires l’un à l’autre. Le premier de ces dons, c’est de concevoir quelque chose de grand. Mais une grande œuvre, un grand dessein, suppose un nombre considérable d’idées dont on perçoit les rapports et qu’on peut tenir toutes réunies sous son regard, pendant un temps plus ou moins long. La force cérébrale nécessaire à cette attention soutenue et prolongée, qui se répand sans se diviser et se multiplie sans s’affaiblir, n’est donnée qu’à un bien petit nombre d’intelligences ; mais elle est nécessaire dans tous les ordres de travail, pour que ce travail aboutisse à des œuvres supérieures. Ainsi le grand savant saura bâtir pièce à pièce et contemplera longtemps sans fatigue ses figures idéales, ses constructions algébriques et les longues suites de ses raisonnements abstraits ; le grand musicien entendra sans peine des sons variés et nombreux[1] qui, soit simultanés, soit successifs, tendront naturellement à se mettre d’accord ; le grand peintre ne laissera pas se confondre ou s’évanouir les traits ou les couleurs qu’il aura vus ou imaginés, et qui lui paraissent aptes à faire scène. On voit, aisément sous ces différences ce qui constitue l’unité de ce premier don du génie. C’est par unique la patience, réclamée par Buffon, que la mémoire, dont on dit souvent tant de merveilles, sont si différentes chez l’homme de génie de ce qu’elles sont chez l’homme médiocre et chez le sot. Est-ce uniquement par la quantité qu’elles sont supérieures ? Non certainement, On peut même dire que ni cette patience (malgré le sens primitif du mot), ni cette mémoire du grand homme ne doivent être passives et résignées à tout subir. Car le bel avantage, par exemple, de se souvenir bon gré mal gré de toutes les sottises qu’on a entendues. On sait d’ailleurs que la surexcitation, l’agrandissement de la mémoire

  1. « Beethoven composait en marchant et n’écrivait jamais une seule note avant que le morceau dont il avait le plan dans la tête fût entièrement achevé. » (Fétis.)