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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

surtout pour celles qu’ils prévoyaient plus spécialement, par cette raison qu’ils se les étaient ménagées eux-mêmes. Voici Napoléon qui arrive sur le champ de bataille de Friedland, où ses généraux ont commencé une action sanglante et confuse. « Promenant sa lunette sur cette plaine où les Russes, acculés dans le coude de l’Alle, essayaient vainement de se déployer, il jugea bien vite leur périlleuse situation, et l’occasion unique que lui présentait sa fortune, dominée, il faut bien le reconnaître, par son génie, car la faute que commettaient les Russes dans le moment, il la leur avait pour ainsi inspirée, en les poussant de l’autre côté de l’Alle, et en les réduisant ainsi à la passer devant lui pour secourir Kœnigsberg. » Voilà la part des efforts réfléchis du passé ; voilà la préparation lointaine. Voici maintenant comment la réflexion présente fera sortir de cette sagesse accumulée le coup de foudre victorieux : « La journée était fort avancée, et on ne pouvait pas réunir toutes les troupes françaises avant plusieurs heures. Aussi quelques-uns des lieutenants de Napoléon pensaient-ils qu’il fallait remettre au lendemain pour livrer une bataille décisive. — Non, non, répondit Napoléon, on ne surprend pas deux fois l’ennemi en pareille faute. — Sûr-le champ il fit ses dispositions d’attaque… Jeter les Russes dans l’Alle était le but que tout le monde, jusqu’au moindre soldat, assignait à la bataille. Mais il s’agissait de savoir comment on s’y prendrait pour assurer ce résultat et le rendre aussi grand que possible. Au fond de ce coude de l’Alle dans lequel l’armée russe était engouffrée, il y avait un point décisif à occuper : c’était la petite ville de Friedland elle-même… C’est là que se trouvait la retraite unique de l’armée russe, et Napoléon se proposa d’y porter tout son effort[1]… » On sait la suite, et comment l’armée russe n’aperçut la gravité du coup dont la menaçait l’audace calculée de son ennemi que quand déjà ce coup était mortel.

L’inspiration n’est donc pas un fait indécomposable. Il est aussi complexe que le génie même, dont il est la plus éclatante manifestation. Il est rare en effet que le grand homme ne travaille qu’à une tâche unie, toujours la même, où les difficultés s’enchainent en une série visiblement continue. Très souvent les problèmes, les obscurités, les dangers, se dressent inattendus sur sa route ; et quelquefois les situations mêmes qu’il a crées, dans son drame réel ou fictif,

    rieures. L’idée garde alors plus longtemps le caractère de l’hypothèse. Mais ces différences de degré n’ont point d’importance. Claude Bernard avait dont raison (et nous n’admettons pas l’ingénieuse correction du Dr Netter) en appelant également toutes les idées intuitives idées expérimentales.

  1. Thiers, Consulat et Empire, tome VII, pp. 601, 602.