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merci de ce que lui semble exiger le succès de son dessein ; mais son dessein, tant qu’il ne dévie pas, est bon et bienfaisant dans son ensemble ; c’est donc en somme l’amour qui l’emporte sur l’égoïsme et sur la haine, dans l’âme de celui qui l’a conçu. Ce mot semblera-t-il banal ? Mais si aimer le plaisir, la richesse où un travail modéré, si même aimer la réputation et les honneurs, est à la portée d’un certain nombre, il n’est donné qu’à bien peu d’aimer la vraie gloire, c’est-à-dire de faire de la grandeur de la patrie ou de celle de l’esprit humain comme son bien propre et personnel, et de s’y dévouer jusqu’au sacrifice. Or un tel amour est nécessaire à l’entretien de cet enthousiasme ardent et continu sans lequel nous ne comprendrions ni tant d’efforts d’imagination, ni tant de persévérance et d’énergie, et qu’en fait nous remarquons chez tous les grands hommes de l’histoire.

Nous ne nous arrêterons pas maintenant à prouver que cet amour ne s’en tient pas à des rêveries plus ou moins brillantes et à des vœux plus ou moins ardents, mais qu’il agit. Le génie ne se passe donc point de la volonté, toujours prête à prendre, quand il le faut, le pinceau, la plume, la parole ou l’épée, et qui mesure la valeur de ses conceptions, non seulement à leur grandeur idéale, mais à la possibilité de leur exécution et à la solidité des résultats qui doivent en sortir.

Cette volonté enfin ne se manifeste pas uniquement dans les préparatifs qui achèvent la conception proprement dite et réunissent par avance, en les inventant s’il est nécessaire, les moyens d’exécution ; elle se manifeste dans l’exécution même par la présence d’esprit, par la vigueur, par la ténacité dans la résistance ou la rapidité dans l’attaque, par l’emploi judicieux et résolu de tous les moyens opportuns. Le grand poète ou est naturellement ou s’est rendu familier avec la rime, et c’est cette familiarité qui souvent lui vaut ses plus heureuses inspirations[1] ; le grand musicien connaît toutes les ressources de l’instrumentation et des voix, comme le grand homme de

  1. Voir par exemple un des plus charmants passages d’Alfred de Musset

    Si jamais ta tête qui penché
           Devient blanche,
    Ce sera comme l’amandier,
           Chez Nodier !
    Ce qui le blanchit n’est pas l’Âge
           Ni l’orage,
    Mais la douce rosée en pleurs
           Dans les fleurs !

    est bien évident que c’est la rime d’amandier et de Nodier qui a suggéré cette gracieuse peinture.