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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

guerre sait manier les moyens d’action dont il dispose, les séparer ou les grouper, suivant les exigences du temps et du lieu.

Nous ne savons si cette analyse ne semblera pas à quelques esprits excessive, et si l’on n’y verra pas une sorte de programe compliqué dont le génie est toujours prêt à se moquer impunément. Il nous reste donc à la justifier, en montrant qu’elle nous explique deux faits bien connus. Elle nous explique d’une part l’originalité qui, chez les grands hommes, s’allie à une sorte de parenté mutuelle ; car si les mêmes éléments se retrouvent chez eux tous, c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui domine et qui fait le caractère de l’ensemble. Elle nous explique encore le nombre considérable de ces hommes qui ont approché du génie sans y atteindre, parce que tel ou tel élément leur a manqué, sans être suffisamment compensé par l’extraordinaire supériorité de l’un des autres.

On dit très souvent de tel ou tel grand homme qu’il est complet, et avec raison, ce semble, car ce n’est pas trop de toutes les forces de notre nature pour produire ces œuvres sublimes, qui passionnent toute une époque et transforment souvent tout un pays[1]. Chaque grand homme a cependant sa physionomie personnelle. Ici, c’est l’imagination qui supplée en maint endroit à la vue directe des objets ; là, c’est le calcul et la raison qui voient tant de choses avec une telle netteté, qu’elles laissent bien peu à imaginer. Chez l’un, la conception est naturellement si prompte et si maîtresse de l’exécution, que les intermittences de la volonté sont pour lui peu dangereuses. « Il reprend son travail, l’abandonne, s’en distrait, s’en détourne, il y revient après une longue absence, comme s’il ne l’avait jamais quitté[2]. » Chez l’autre, c’est surtout la volonté qui a été la puissance créatrice. Voici le grand Frédéric. Sainte-Beuve, qui juge avec un égale sagacité les génies de tous les genres, a pu dire de celui-ci : « En général, on n’aperçoit dans aucune des qualités de Frédéric cette fraicheur première qui est le signe brillant des dons singuliers de la nature et de Dieu. Tout chez lui semble la conquête de la volonté et de la réflexion agissant sur une capacité universelle, qu’elle détermine ici ou là, selon les nécessités diverses[3]. » N’insistons pas davantage. Il est inutile de refaire le parallèle de Turenne et de Condé, de rappeler ce que nous avons dit de Mozart et de Beethoven, de Fénelon et de J.-J. Rousseau, etc.

  1. Voyez ce que nous avons dit, dans notre deuxième article, page 56, sur le grand dessein, et dans notre 3e article sur les rapports du grand homme et de son milieu.
  2. Fromentin, sur Rubens dans les Maitres d’autrefois.
  3. Causeries du Lundi, tome III.