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tiellement celui qui fait appel à ce qu’il y a de meilleur dans son époque, qui élève les esprits et les courages de ses amis plus haut qu’ils n’eussent pu atteindre sans lui, qui, parmi les esprits trop dédaignés du passé, réhabilite ceux qui ont été ses précurseurs, qui affranchit surtout ceux qui l’écoutent de la servitude des sytèmes en décadence ? Nous n’oublions pas que le grand homme finit quelquefois par des excès suivis de défaites où risquent un instant de sombrer soit le bon sens et le bon goût publics, soit la puissance et la liberté nationale. Souhaitons donc d’en venir à un état social tel que, tout en préparant et en secondant les génies, nous soyons à même de les contenir à temps ; ce doit être là notre idéal. Mais appliquons-nous aussi à distinguer les faux grands hommes des véritables, et défions-nous des sots ou des rêveurs plus que des hommes éminents. La liberté même de la France (nous ne parlons pas de sa grandeur) eût été plus menacée par un Concini ou un Gaston d’Orléans qu’elle ne l’a été par Richelieu, et l’indépendance de l’esprit gaulois fut moins comprimée par Boileau qu’elle ne l’eût été par Chapelain. Bref, nous persistons à croire que la tyrannie de la médiocrité est plus redoutable que la suprématie du génie. Elle est plus redoutable, parce que, comptant moins sur l’ascendant et la persuasion, elle doit demander davantage au faux éclat, à la violence ou à la ruse ; parce qu’elle trouve, parmi la foule des intrigants ou des simples, beaucoup plus de gens avides de la subir ou ambitieux de nous l’imposer ; parce qu’enfin elle nous expose beaucoup plus souvent aux tentatives discordantes et agitées de ceux qui se la disputent à nos dépens.

Henri Joly.