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moi d’un ordre de choses supérieur, transcendant, je ne puis l’être que par mes instincts sociaux tant que je ne réfléchis pas et, si je réfléchis, par la claire vue de ma dépendance vis-à-vis de la société dont je fais partie. Que les instincts sociaux garantissent l’accomplissement des lois morales qui ne sont que les conditions d’existence du groupe et plient les volontés individuelles aux exigences de la vie en commun même les plus lourdes, c’est ce que nous croyons avoir établi par notre étude des sociétés animales ; personne ne nous a du moins contredit sur ce point. Nous pouvons à fortiori étendre nos conclusions aux sociétés humaines. Reste donc à montrer comment la réflexion peut s’appuyer sur la sociologie pour fonder la moralité.

Une objection de M. Guyau dans son livre si distingué : La morale anglaise contemporaine tendrait à renverser toute la doctrine pratique de l’évolution. Suivant lui, dès que l’instinct est compris, il cesse d’exister, son empire s’évanouit quand son caractère irrationnel s’efface. « La réflexion de la conscience, une fois suscitée par le système même de M. Spencer, agira à l’égard de l’instinct qui porte l’homme à ne pas tuer, comme à l’égard de celui qui porte la mère à nourrir son enfant ou l’homme à bâtir sa hutte (ils confient cette tâche à d’autres sans remords) ; elle demandera en quelque sorte à cet instinct d’où il vient et où il va, quel est son principe et sa fin : approuve-t-elle cette fin, elle suivra l’instinct ; sinon, non, et sans aucun remords… Beaucoup de gens trouveront fort commode, au moins pour eux-mêmes, si la moralité n’est autre chose qu’un instinct, d’agir envers elle comme envers l’instinct de bâtir ; ils laisseront à d’autres le soin de mettre à couvert la vie sociale et : leur vie propre par la moralité ; ils rejetteront sur les bras des autres le travail qu’exige cette fonction sociale, la vertu. Désintéressez-vous à ma place, dirai-je aux gens de bonne volonté… Si je ne le dis pas, je le penserai. Que ceux chez qui l’instinct moral est resté tout-puissant, faute de devenir réfléchi, pourvoient à la vie sociale ; moi, j’en profiterai et je m’occuperai exclusivement, comme la loi de l’être le commande, de ma vie individuelle. » Et l’auteur montre que les grands criminels élèvent cyniquement leur perversité à la hauteur d’une méthode. « Ceux-là ne sont autre chose que des sceptiques qui pratiquent. » (p. 33.) Il faut rapprocher de cette pénétrante discussion contre la morale évolutionniste l’argumentation par laquelle M. Renan défend la morale transcendante et qui repose sur la même idée. Suivant l’auteur des Dialogues philosophiques, « pour le vrai philosophe, pour l’idéaliste, la cellule existe plus que l’atome, l’individu existe plus que la cellule ; la nation, l’Église, la cité existent plus que l’individu, puisque l’individu se sacrifie pour