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donner sans compter et en apparence gratuitement une part de leur activité au bien des autres, ils ne peuvent que remercier la nature de leur avoir prêté ces instincts ; ils leur doivent le meilleur de leurs joies et ne voudraient pas d’une vie où l’on ne pourrait travailler que pour soi-même. À y regarder de près ce sont les égoïstes qui sont les dupes. Il y aurait une jolie histoire à conter d’un jeune homme, d’un étudiant en médecine, je suppose, qui, partant d’une fausse interprétation de la doctrine évolutionniste, bien résolu à ne pas jouer dans la vie le rôle de dupe, se promettrait de ne rien faire gratuitement pour ses semblables. Il serait détesté de tous, échouerait inévitablement en tout et finirait par reconnaître qu’il eût mieux fait de suivre son penchant naturel qui lui conseillait d’être généreux, de se dévouer « bêtement » à la science et à ses semblables.

C’est ainsi que les plus intelligents, les plus instruits, dans les milieux les plus éclairés, loin de combattre leurs instincts altruistes, sont conduits par la science et l’observation à s’y abandonner et à les fortifier de tout leur pouvoir. Le matérialiste au cœur froid, aux yeux secs, implacable exécuteur des lois de la sélection, est une figure légendaire que l’on ne rencontre plus souvent, si elle a jamais existé : ce qu’on voit d’ordinaire dans le monde des savants, c’est au contraire une bienveillance toute spontanée, une large confiance en la bonté de la nature humaine, un sentiment très vif de la solidarité, le culte de l’amitié et des affections domestiques, un souci passionné des destinées de la patrie. Quand il y a des saints en dehors de l’Église, c’est parmi eux qu’on les trouve. Ils arrivent à faire d’’instinct comme les autres ce que leur philosophie leur a conseillé le jour où ils ont demandé à la vie son secret. Toute leur conduite est un démenti donné à l’assertion de M. Guyau et une confirmation de ce que dit si bien M. Fouillée[1]. « La réflexion tue le sentiment ? — Non ; la réflexion ne détruit que les sentiments faux et les faux systèmes ; mais là où est la vérité on peut porter sans crainte la lumière ; plus on l’éclaire et la regarde en face, plus elle apparaît ce qu’elle est, belle et digne d’être aimée. »

Si donc la réflexion, dès qu’elle s’élève à l’intelligence des harmonies sociales, ne peut que corroborer les sentiments sympathiques, elle doit faire des petits dévouements d’abord, puis des dévouements de plus en plus complets une habitude, un besoin pour ceux qui sont pénétrés de ces harmonies. Ils ont du bien aux autres, parce

  1. Idée du droit, p. 184. Il ne pense pas contredire l’opinion de M. Guyau invoquée page 129 du même livre ; l’utilitarisme est pour lui un système faux et incomplet.